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Chronique Technologies de l'information

Chronique « Technologies de l'information »
Les utopies dangereuses : critique du livre « Internet 2025 - L'importance d'imaginer le futur »

Par Jacques Pigeon
(jpigeon@elara.ca)
 

Internet 2025:
L'importance d'imaginer le futur


Auteur : LANOIX, Jean
www.jeanlanoix.com
Éditeur : TRANSCONTINENTAL
Prix régulier : $24.95

Dans son livre Internet 2025, l'auteur Jean Lanoix a imaginé une série de scénarios qui sont beaucoup plus des projets de société que des évolutions possibles dans divers domaines de l'activité humaine propulsées par les technologies de l'Internet. Il y décrit, tour à tour, des grandes initiatives dans des domaines aussi variés que la santé d'abord avec le dossier unique (canadien) du patient, le cinéma avec Cinémonde.org (La fin de Hollywood), la publicité ciblée et le marketing relationnel (Centrale mondiale des profils de consommateurs), l'information avec un service de nouvelles multimédia international (Le citoyen global), la gestion des connaissances avec un portail  «donnant accès à la meilleure information sur tous les sujets», en démocratie avec un gouvernement en ligne et enfin en éducation avec l'école à domicile. Ouf!

Pour illustrer mon analyse - des utopies dangereuses - j'ai tiré deux scénarios de son livre. En santé d'abord : le fichier unique des patients canadiens (chapitre 2) et ce qu'il décrit comme le «service de nouvelles multimédia véritablement international» (chapitre 5). J'ai noté, en passant, que tout au long du livre, l'auteur utilise comme vecteurs les mots mondial, centralisation, milliards. Ainsi, presque toutes les initiatives sont donc mondiales, exigent plus souvent qu'autrement une organisation mondialement centralisée constituée, bien sur, à coup de milliards. C'est la trame de fond de ce livre. Tout çà dans un monde qui compte pas moins de 193 pays (si on inclut le Vatican et Taiwan) et plus de 2000 langues!

UN DOSSIER PATIENT UNIQUE ET CANADIEN

Voyons d'un peu plus près le scénario pour la santé. L'auteur imagine que «la réforme nationale des services de santé a véritablement débuté en 2005 (le livre a été publié fin 2003) lorsque le premier ministre de l'époque a réussi à convaincre ses homologues provinciaux d'accorder une importance primordiale à la prévention dans le cadre d'un projet de développement du dossier médical unique. Grâce à ce système, tous les renseignements médicaux concernant un patient, incluant les résultats de tests et les radiographies, sont enregistrés en permanence et rendus accessibles à partir d'un seul dossier électronique».

Un autre fichier central canadien courtoisie de ceux qui nous ont donné le Registre des armes à feu. Le système a été créé en 1998 et, plus d'un milliard de dollars plus tard, on compte 2 000 000 d'armes enregistrées!

Imaginons un instant que le fédéral vient de se voir confier le mandat de créer ce fichier pour plus de trente millions de personnes qui ont toutes un dossier médical, un fichier central qui ferait l'objet de millions de mises à jour quotidiennes et dont les proportions atteignent donc des proportions colossales. C'est ce que j'appelle une utopie.

D'ailleurs, l'auteur ne fait nullement la démonstration du besoin d'un tel système centralisé. C'est aussi un projet risqué, non seulement sur le plan de la protection des renseignements personnels, une question que l'auteur aborde succinctement,  mais aussi à cause de l'extrême complexité de telles entreprises. Au Québec, il a fallu abandonner le projet GIRES qui concernait essentiellement la gestion des ressources humaines et financières du gouvernement et de ses organismes, d'abord parce qu'il était trop vaste.

Les grands projets de bases de données sont des entreprises à très haut risque comme l'a démontré le projet fédéral d'un Registre canadien des armes à feu qui devait à l'origine coûter une couple de millions et qui, un milliard de dollars plus tard, n'est pas encore terminé. De toute évidence, le projet a été mal planifié. Plusieurs provinces ont refusé d'y participer. Les spécifications du projet étaient exorbitantes et le ministère concerné (Justice) n'avait jamais conduit de projets de telle envergure. Je me demande d'ailleurs pourquoi le fédéral n'a pas plutôt choisi de bannir la vente, l'importation, la possession de toutes les armes automatiques. Mais çà, c'est une autre affaire…

L'auteur voit ce fichier comme la pierre angulaire d'un nouveau système de santé au Canada qui devient ainsi, grâce à cette initiative : « le modèle le plus enviable de la planète ». C'est un traitement choc pour un système  malade comme le nôtre où les dépenses ont doublé depuis dix ans pendant que les délais d'attente en chirurgie passaient de 7,3 semaines en 1993 à 18,7 en 2004. Oui, la prévention est importante. Oui, l'Internet peut aider. Mais de là à croire à ce saut quantique, il y a un univers trop vite franchi.

L'auteur propose en démarche parallèle, un service d'information médicale pour le public. C'est plus réaliste, même s'il existe déjà d'innombrables sources d'information de qualité déjà accessibles via l'Internet. Vous voulez connaître l'efficacité de certains moyens de prévention,  le risque associé à une intervention chirurgicale, les différents types de traitements pour une maladie donnée et ses indications? Beaucoup d'instituts, de fondations, d'universités, de facultés de médecine sont facilement accessibles. Une simple recherche dans Google vous donnera accès à un éventail de sources d'informations de qualité faciles à consulter, surtout si vous savez lire l'anglais.

LE CITOYEN GLOBAL

Le Citoyen global, c'est le nom que donne Jean Lanoix à son «service de nouvelles multimédia vraiment international». Il déplore la situation actuelle ou, dit-il, les journalistes travaillent en solo et n'ont pas le temps de vérifier tous leurs faits. Il prévoit la disparition de la plupart des journaux, prévoit la généralisation d'un  «support électronique portable multimédia» (peut-être?) et propose la mise en place du Citoyen global, une société qui ne devrait pas être soumise aux lois du marché. Pour assurer la neutralité et l'objectivité des reportages du Citoyen global, un règlement de la société stipule qu'un mur infranchissable sépare la salle des nouvelles des annonceurs. Cette fois, le caractère gras est dans le texte.

Pareilles affirmations montrent une méconnaissance grave du fonctionnement des grands médias dans notre société. Je peux parler ici en connaissance de cause. Dans ma jeunesse, j'ai été journaliste pendant plusieurs années, dans un grand média - LA PRESSE pour ne pas le nommer - et jamais au grand jamais je n'ai senti la moindre pression du coté publicitaire. La cloison est sans doute moins étanche dans de petits médias, moins indépendants, mais nos grands médias doivent assurer leur crédibilité. C'est dans leur intérêt.

Les fondateurs du Citoyen global ont imaginé un organisme parfait. Ses grandes enquêtes, une fois lancées, deviennent des références mondiales permanentes. Bien qu'internationales, elles sont aussi adaptées aux publics des différents pays. Les professionnels des équipes de production multimédia reçoivent une solide formation. Ils ont le temps et les budgets nécessaires pour effectuer des recherches approfondies et interviewent des experts de partout. Enfin, et Paul Martin va être heureux d'apprendre çà, les journalistes de Citoyen global spécialisés en affaires publiques ne seront pas à la merci des agendas des politiciens, ne se limiteront pas à réagir à leurs priorités et n'attendront pas que des scandales éclatent au grand jour pour informer le public. Ils ne seront ni de gauche ni de droite…

Une utopie dangereuse, c'est çà. Une utopie parce qu'irréalisable. Dangereuse, parce que la vérité éclot lorsque les faits et différents points de vue se confrontent.

Anyway, comme dirait Foglia, n'en jetez plus, la cour est pleine.

WIKIPÉDIA

Quand je regarde les grandes tendances du monde d'aujourd'hui, je ne vois rien de ce que Jean Lanoix scénarise. Les journaux comme LA PRESSE s'améliorent sans cesse et leur lectorat progresse. Côté des sources d'information, la tendance est à la multiplication des sources comme en témoigne l'explosion des blogues (origine : weblog)  sur le Web. Je me méfie comme la peste des sources d'information homogénéisées comme celles que propose l'auteur. L'objectivité, la vérité absolue que l'auteur recherche comme le Saint Graal ne font pas partie du monde temporel. Même dans les cours de  justice, on cherche à établir des faits «hors de tout doute raisonnable». C'est d'ailleurs pourquoi la concentration des médias est dangereuse. La liberté ne saurait être protégée sans l'expression d'une multiplicité d'opinions et de médias.

D'ailleurs, je m'étonne que ce livre ait fait l'objet de si peu d'analyses de la part de chroniqueurs et journalistes. C'est sans doute son titre qui en a fait plus un objet de technologie qu'un  projet social.

Enfin, un mot sur les modèles d'affaires imaginées par l'auteur : d'abord une généreuse subvention suivie de contributions d'usages. L'Internet est rapidement apparu comme un médium à accès gratuit comme les médias électroniques traditionnels tels que la radio et la télévision. Les Google et Yahoo de ce monde vivent de revenus publicitaires. Les exceptions sont encore rares.

L'Internet qui n'a d'ailleurs que dix ans est encore un grand chantier d'expérimentation où l'on retrouve des expériences fascinantes comme Wikipédia, l'encyclopédie gratuite et libre (http://fr.wikipedia.org/wiki/Accueil ) que je vous invite à visiter. C'est une encyclopédie dynamique à laquelle n'importe qui peut contribuer. N'importe quel visiteur peut en modifier le contenu. Cherchez y quelque chose d'exotique comme le profil de la république du… Daguestan! Ou enrichissez le contenu de la section Québec. Toute une expérience. Gratuite, évidemment.

Le grand problème du livre de Jean Lanoix est sa simplification des enjeux auxquels font face nos sociétés où les problèmes sont devenus extrêmement complexes. Il traite aussi ces enjeux comme si le monde se comportait rationnellement. C'est l'émotion qui nous mène, sinon pourquoi des 4X4 pour circuler sur des autoroutes?

Bref, si le rêve vous intéresse, ce livre est pour vous.

Et ne vous inquiétez pas : ces scénarios ont autant de chance de se réaliser qu'une collision entre la terre et le soleil.  Et c'est tant mieux!

Écrivez moi à jpigeon@elara.ca