CHRONIQUE "Réussir en Chine"
Le concept fondamental de la face (2e de 2)
2006-08-15


Par Jules Nadeau
Chroniqueur
, Communik-Asie
jules@communikasie.com
consultant en affaires asiatiques

Le professeur Peter Hays Gries estime que la face est un concept « universel » qui « s’applique à toute l’humanité » et il ajoute cet indéniable argument : « No man is an island ». En effet, personne ne vit complètement en dehors de la société. Même Robinson Crusoé survivant pendant 28 ans dans l’éloignement de son île perdue ne peut nier qu’il a accosté là déjà armé de tout un bagage de connaissances et d’expériences accumulées pendant qu’il vivait au milieu de ses semblables. 

La face est aussi un concept à géométrie variable. Ainsi, plus la société fonctionne en mode individualiste et égalitaire comme dans nos pays occidentaux, moins la face joue un grand rôle. Chez nous, la face peut même prendre un sens tout à fait négatif en association avec l’idée de « prétendre » et de simple « façade ». Un visage à deux faces? À elle seule, la face ne peut évidemment pas remplacer les valeurs profondes devant être acquises par tous et chacun. Gare aux facétieux!

Sauvez la face en Asie, mieux encore…
Donnez de la face!

Le professeur Gries rapporte la façon de définir la face chez quelques auteurs chinois. Deux d’entre eux utilisent des métaphores semblables, celle du compte en banque et celle de la carte de crédit permettant au bénéficiaire de posséder un bon pouvoir d’achat. Sauf que l’intéressé dépose plutôt dans une banque de nature sociale. Une sorte de capital social. Par conséquent, perdre la face, c’est ni plus ni moins que faire banqueroute, socialement parlant. Autre point à souligner, sauver ou gagner de la face nécessite une reconnaissance de la part de ses proches. L’opinion des autres compte. Dans un pays d’étroits rapports personnels comme la Chine, la face prend donc une importance beaucoup plus grande. 

FACE ET NATIONALISME
Le professeur Gries va plus loin dans son analyse : de la face individuelle à la face du groupe, à laquelle appartient l’individu, puis à l’apparition du nationalisme chinois récent dans les relations internationales, il n’y a qu’un palier de différence.  À l’époque de Mao Zedong, toute forme de nationalisme, tel qu’on le comprend aujourd’hui, ne pouvait être que l’affaire des dirigeants politiques, bref du Parti communiste. Par exemple, l’acquisition de l’arme nucléaire en octobre 1964 a définitivement donné de la face au grand Timonier. Au cours des dernières décennies, à la faveur des réformes de Deng Xiaoping et de quelques réussites marquantes, les Chinois du grand boum économique s’attendent, bien sûr, à plus de respect et de reconnaissance de la part de leurs partenaires japonais et américains.  

Trois auteurs chinois au penchant nationaliste affirment dans un best-seller inédit, La Chine peut dire non, que le 21e siècle sera celui de leur pays, et non plus celui de l’Oncle Sam. Ce livre de 1996 mentionne entre autres que même Henry Kissinger, « grand diplomate de réputation internationale », soutient cette idée lorsqu’il dit que rien ne peut arrêter l’ascension de la Chine. Voilà un bel exemple de reconnaissance étrangère susceptible de donner de la face aux principaux intéressés. 

Dans certains cas, comme dans l’affaire de l’ambassade de Chine à Belgrade en 1999, c’est évidemment la perte de face de la collectivité toute entière. « Le 8 mai 1999 est une date très douloureuse, que les 1,2 milliard de Chinois n'oublieront jamais. Ce jour-là, l'OTAN, menée par les Américains, a férocement attaqué l'ambassade de Chine avec 5 missiles. Trois personnes ont été tuées et plus de vingt ont été blessées », a déclaré un diplomate chinois à l’ONU. Même coup dur le 1er avril 2001 lorsque l’avion-espion américain EP-3 abat un F-8 chinois et cause la mort du pilote Wang Wei. C’est le début d’une querelle diplomatique acrimonieuse entre Pékin et Washington.

Les affronts sont aussi très concrets lorsque le premier ministre japonais va se recueillir au temple Yasukini où est honorée la mémoire de quelque 2,5 millions de vétérans. Mais y est aussi honorée la mémoire de 14 criminels de guerre comme celle du tristement célèbre Premier ministre Hideki Tojo. 

Les autorités encouragent et téléguident souvent les manifestations dites spontanées. Le problème de ces pertes de face nationale, comme on le voit sur la photo de la page couverture du livre du professeur Gries, c’est que les « foules » des grandes villes peuvent très bien déborder la police et causer de sérieux ennuis aux autorités.

L’attaque contre l’ambassade des USA avec la photo éloquente de l’ambassadeur James Sasser figé derrière une porte saccagée, tous les carreaux brisés, en dit long sur les sentiments chinois du 8 mai 1999. Mais qu’arrivera-t-il le jour où ni les autorités ni les forces de l’ordre ne pourront contenir la colère de la population? Le sacro-saint principe de la « stabilité » (wending) sera alors mis à rude épreuve. Péril en la demeure!

Si des millions de jeunes s’attendent à ce que le Parti communiste sauve la face au cours de tel ou tel affront et s’ils n’obtiennent pas satisfaction, le pire est à craindre.  

FACE ET FIERTÉ
À l’opposé, dans plusieurs cas, nos amis gagnent énormément de face lorsque les mirobolants taux de croissance économique de plus de 10% sont régulièrement révélés. Même chose le 15 octobre 2003 lorsque le vaisseau Shenzhou V propulse le taïkonaute Yang Liwei dans l’espace. Au bout de 14 tours de Terre, l’empire céleste fait son entrée dans le club sélect des puissances spatiales. Seulement trois pays ont réussi des vols habités.

Même fierté le 20 mai 2006, lorsque le plus grand projet hydroélectrique au monde, celui des Trois-Gorges, est « officiellement terminé » après 13 ans de grands travaux et 25 milliards $US. C’est la Muraille de Chine de l’époque moderne. Qui dit mieux? Les Jeux olympiques de 2000? C’est une humiliation pour la classe politique chinoise qui en perd les honneurs au profit de Sydney par seulement deux voix lors du scrutin de 1993. Par contre, le 13 juillet 2001, à Moscou, les 56 votes en faveur de Beijing réparent l’affront national. Cette nuit-là, 200 000 Pékinois dansent et célèbrent toute la nuit dans les rues de la capitale. C’est le plus grand rassemblement spontané sur la place Tiananmen depuis celui des étudiants contestataires de 1989. Nul doute que le 8 août 2008 sera un jour de réjouissances encore plus faste. Plusieurs parlent de « nationalisme sportif ».  

MACARTHUR ET HIROHITO
Dans un long documentaire de quatre heures d’Austin Hoyt (1999) sur le général Douglas MacArthur, cet officier américain y apparaît comme un fin stratège qui a passé un demi-siècle de sa vie à lutter contre l’expansionnisme japonais puis contre les communistes nord-coréens. Il a aussi vaillamment combattu pour l’indépendance des Philippines. Issu d’une famille de militaires et diplômé de West Point, il a fait preuve de génie comme stratège avec son débarquement surprise à Inchon (Corée du Sud), mais a aussi subi des défaites cuisantes comme celle de Baatan (Philippines).

Chef d’armée très indépendant, Douglas MacArthur s’est facilement mérité l’antipathie de deux présidents. Franklin D. Roosevelt l’a appelé « un des hommes les plus dangereux en Amérique ». Harry Truman l’a carrément démis de ses fonctions en 1951 lorsqu’il a voulu traverser le fleuve Yalu pour attaquer les armées de Mao. En rentrant aux États-Unis, il n’en a pas moins été acclamé comme le plus grand héros de l’époque dans les rues de New York. Du jamais vu! 

MacArthur maîtrisait parfaitement bien l’art de la face et du protocole. Peu après avoir été désigné à l’influent poste de Commandant suprême des Forces alliées au Japon, le héros de la Deuxième guerre mondiale a utilisé la personne de l’empereur Hirohoto afin de mieux contrôler la population japonaise et procéder à de profondes réformes. Le général à cinq étoiles ne fit rien pour humilier les vaincus lors de la signature de la reddition sur les ponts du Missouri, mais lors de sa première rencontre privée avec l’empereur, ce fut une toute autre affaire. La photo officielle de la rencontre des deux hommes qui fut largement diffusée dans toute la presse de l’archipel ne laissa aucun doute sur l’identité du nouveau super patron. D’abord MacArthur était de taille beaucoup plus grande que le chef d’État. L’un dominait nettement l’autre de plusieurs centimètres. Puis Hirohito portait un habit de cérémonie et la cravate foncée. Grand contraste, le général arborait le col ouvert de sa chemise dans un style tout à fait décontracté. Pas de casquette d’officier non plus. Rien de spécial pour monsieur l’empereur, simple mortel! Un peu plus et MacArthur aurait exhibé sa célèbre pipe d’épi de maïs à la Popeye. De plus, dans cette photo à clé, l’homme du Pentagone avait les deux mains plantées sur les hanches plutôt que dans une position au garde à vous.  

Bref, pour les millions de sujets nippons, cette image d’après-guerre était totalement inédite, choquante et marquait une dégradation du statut de leur chef spirituel. Pour le public des Alliés, c’était une autre confirmation de la victoire. Grâce à une simple photo bien composée, le général américain gagna vite de la face. 

LA DAME DE FER PERD PIED ET FACE
Dans son documentaire de 1992 sur la rétrocession de Hong Kong, le réalisateur Bertrand Morin a inclus cette inoubliable séquence de Margaret Thatcher dégringolant sur les genoux les marches du très officiel palais du Peuple à Beijing. La Dame de fer, grande victorieuse de la guerre des Malouines, se faisait alors rabrouer par Deng Xiaoping, autre grand personnage de petite taille, mais elle ne fut certainement pas très fière de perdre pied et face au cœur de l’empire du Milieu. Juste devant la photo géante de Mao. Le camarades chinois ont dû en rire un bon coup en voyant cette chute chez celle qui voulait pourtant leur faire la leçon : « Nous, nous respectons nos traités », avait-elle lancé au petit Timonier au sujet de Hong Kong en 1997.

Lorsque nous avons interviewé Percy Craddock à Londres, l’ambassadeur britannique des ces années, il ne fut pas du tout question de la chute de la dame. Comme si rien ne s’était passé. 

Somme toute, peu importe la stratégie, perdre, gagner ou donner de la face tient parfois à peu de choses. Une photo. Une marche de trop. Un bon mot. 

Le pouvoir de la face a suscité une recherche plutôt originale d’une durée de pas moins de quatre ans dans un grand restaurant asiatique de Paris. Zheng Lihua y mène un « terrain » pendant les années 90 à la suite d’un concours de circonstances. Par observation participante, le chercheur présente le restaurant comme une scène de théâtre en diverses parties où les acteurs (clients, serveurs, cuisiniers) utilisent différentes stratégies liées à l’idée de la face. Il ne cherche pas tellement à démontrer une théorie mais réussit bien à faire ressortir la dynamique de la communication entre Chinois. Son but consiste à rendre compte « des stratégies et des interactions individuelles dans la préservation de l’image sociale (face) renvoyée à l’autre ».

Par exemple, dans cet établissement, on a recours au mandarin et au français pour bien souligner de façon formelle les relations hiérarchiques et donner des ordres aux subalternes. Un dialecte cantonais permet d’amenuiser la distance sociale et facilite les actes de familiarité pour une meilleure proximité sociale. Résultat, avec Les Chinois de Paris et leurs jeux de face, publié chez L’Harmattan (1995), Zheng Lihua a certainement acquis beaucoup de face parce qu’il est ensuite devenu doyen du département des Langues étrangères de l’Université de Guangdong. Sûrement pas seulement à cause de son « terrain » gourmet plutôt unique, mais par l’à propos de ses réflexions. Ainsi, il distingue trois aspects de la face : celle de la « réputation morale », celle du « prestige social » et l’autre tenant plus au « sentiment personnel ».

Zheng Lihua confirme aussi les différences de comportement entre nos deux cultures. La face chinoise dépend plus de la relation avec l’autre, dans une « logique de contre-don », tandis que de notre côté, même si nous cherchons nous aussi à acquérir plus de face, nous procédons de façon beaucoup plus individualiste.   

Enfin, autant Zheng Lihua que le professeur Gries relèvent la contribution du gourou Irving Goffman, l’anthropologue américain dont le nom revient souvent dans les études touchant à l’interculturel. Il a consacré une partie de ses écrits à la face. Le plus drôle et c’est Zheng Lihua qui nous l’apprend : Goffman dans ses études du mianzi, la face, s’est inspiré des Chinois. Bref, une autre invention à ajouter au compte de la Chine!  

En guise de conclusion, pour nous résumer, quelques conseils pratiques pour donner de la face. 

  1. Complimenter son partenaire avec de bons mots (sorte de flatterie). 
  2. Ajouter un titre de plus à l’hôte chinois (le vice-président devient ainsi le président). 
  3. Porter un toast aux hauts faits d’une personne ou d’une compagnie. 
  4. Honorer l’âge avancé d’un dirigeant. Se souvenir du nom précis d’une nouvelle connaissance. 
  5. Offrir les places d’honneur aux premiers responsables. 
  6. Rivaliser d’hospitalité avec des visiteurs chinois au retour d’un voyage sur leur territoire. 
  7. Accorder tous les honneurs voulus à la ville-région de son hôte. 
  8. Bien mesurer la nature du cadeau devant être offert à une connaissance. 
  9. Toujours laisser une porte de sortie en cas de désaccord ou lorsqu’il faut dire non. 
  10. S’effacer le plus possible (modestie) au profit des autres. 

Dans le prochain article, nous toucherons à la question vitale des contacts personnels chez nos amis chinois. Comment développer le guanxi et comment entretenir son réseau? Mais le guanxi comporte aussi certaines limites. 

Fait à Montréal le 14 août 2006.


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