LE RETOUR DES CONSERVATEURS À WASHINGTON

par Louis Balthazar


(Photo: Renée Méthot)

 

Rarement personnage public aura dû tellement à son père tout en participant si peu à son expérience. Le nouveau président américain a su paradoxalement profiter pleinement du nom illustre que lui a transmis son père tout en demeurant passablement éloigné de sa carrière politique. Durant la campagne électorale dont il est sorti péniblement vainqueur, George W. Bush se targuait même d’être demeuré étranger de la capitale où pourtant son père a œuvré durant de longues années.  Il a voulu se donner l’image d’un Texan sympathique, homme d’affaires bien avisé et sage administrateur de la politique d’un État riche et prospère, bien représentatif du nouveau visage des États-Unis et de la nouvelle élite conservatrice du Sud.

Voilà donc un président dont la légitimité demeure douteuse en raison d’une élection gagnée par la peau des dents avec une des plus faibles majorités jamais obtenues au collège électoral, très mal préparé à occuper ses fonctions, du moins peu au fait des complexités de la politique étrangère et des responsabilités de l’État le plus puissant de la planète. Tout indique qu’il sera un président faible, peu enclin à suivre de près ses dossiers, s’en remettant volontiers à l’expertise de son entourage et se contentant de gouverner de loin suivant quelques idées-maîtresses fort simples, un peu à la manière de Ronald Reagan que le nouveau président a d’ailleurs fréquemment invoqué comme modèle.

DES IDÉES SIMPLES

Quelles sont ces idées simples? D’abord et avant tout, le premier article du credo libéral-conservateur américain: laissons l’entreprise privée poursuivre ses visées le plus librement possible. Ce sont les individus-citoyens qui sont plus susceptibles de bien gérer la société, que ce soit le partage des richesses, la création d’emplois, voire l’assurance-maladie, l’éducation et la sécurité sociale. Il faut donc encore dégrever ces individus du fardeau fiscal qui les entrave. D’où la promesse de coupure d’impôts générale et non pas seulement pour la classe moyenne, tel que Al Gore le proposait. Tant pis pour les menaces de déficit budgétaire si jamais une récession sérieuse se produisait, tant pis pour la dette publique! D’où cette autre curieuse promesse de laisser les individus gérer eux-mêmes leur sécurité sociale en faisant fructifier leurs contributions sur le marché boursier. D’où cette immense confiance aux systèmes privés d’assurance pour financer un accès accru aux soins de santé dans un pays où 50 millions de personnes ne sont toujours pas assurées. D’où cet engagement envers les organisations religieuses auxquelles il entend confier une grande part de sa politique sociale. Au point de réinterpréter le premier amendement de la constitution qui interdit toute loi favorisant l’établissement d’une religion.

Ensuite, le retour aux valeurs morales traditionnelles des États-Unis, du moins telles que traduites par l’aile conservatrice du Parti républicain: possiblement le retour à des législations moins permissives quant à l’avortement, le maintien de la peine de mort, le droit le plus strict au port des armes à feu, en raison du deuxième amendement de la constitution répondant aux nécessités d’une autre époque. George W. Bush a voulu, il est vrai, tout au long de sa campagne se dissocier des ténors du fondamentalisme américain et des justiciers du Congrès qui n’ont pas fait belle figure au moment des procédures de destitution du président Clinton. Il a voulu aussi se dissocier de l’esprit du «contrat avec l’Amérique» de 1994, tel que véhiculé par Newt Gingrich, le malheureux président de la Chambre des Représentants de 1995 à 1998. Il invoquait à cet effet la douteuse notion de «compassionate conservatism»,  accolant au conservatisme une épithète habituellement réservée aux politiques sociales des démocrates. Il tentait ainsi de se présenter comme un conservateur soucieux d’un meilleur équilibre social, soucieux de réhabiliter les laissés pour compte, en particulier les jeunes décrocheurs, par des réformes scolaires, par une réforme de la sécurité sociale. Mais tout cela demeurait bien vague à souhait.  

Il se présentait encore non pas comme un homme de parti mais bien comme un rassembleur, un républicain capable de dialoguer avec les démocrates et de forger ainsi des majorités au Congrès en vue de faire passer ses législations et de mettre fin à ce qu’on a appelé le «gridlock», c’est-à-dire l’impasse entre la présidence et le congrès. Il prouvait son heureuse expérience de collaboration avec les démocrates du Texas. Mais il y a démocrates et démocrates! Ceux du Sud sont bien différents de ceux du Nord. De plus, les conservateurs du Congrès semblent avoir rapidement pris le dessus depuis la proclamation du vainqueur de l’élection présidentielle. Et la formation du Cabinet ne nous dit rien qui vaille sur les velléités centristes du nouveau président. Un démocrate de l’équipe Clinton a été nommé au Transport, un ministère où les idéologies ne comptent guère.  Là où cela compte cependant, à la Justice, à l’Intérieur, à l’Environnement, on trouve des personnes vouées à des causes nettement conservatrices. John Ahshcroft, ex-sénateur fondamentaliste du Missouri, en est l’exemple le plus percutant. Qu’en sera-t-il des nominations à la Cour suprême?

UNE POLITIQUE ÉTRANGÈRE «RÉALISTE»

En politique étrangère, on peut s’attendre encore à des idées fort simples et à des tendances conservatrices autour de la notion de «forteresse Amérique».  D’abord, le refus de ce que Bush a appelé le «nation-building». Entendez par-là une attitude fort réticente quant à toute intervention le moindrement humanitaire ou orientée vers l’arbitrage des conflits, non pas l’isolationnisme mais une politique de distanciation par rapport aux problèmes internationaux où l’intérêt américain n’est pas immédiatement engagé. Il est certain, par exemple, que le traité relatif à la création du tribunal pénal international, signé tardivement par le Président Clinton ne recevra aucun appui du Président Bush et encore moins la ratification du Sénat.

La politique militaire sera aussi plus simple si l’on s’en tient aux déclarations de la campagne électorale: une armée est là pour faire des guerres et les gagner, rien d’autre. Avis aux partisans du maintien de la paix ou de la prévention des conflits. Bush et son équipe sont aussi très favorables au déploiement du programme national de défense antimissile, nonobstant les objections des Russes, des alliés de l’OTAN, dont le Canada et le respect d’un traité signé en 1972 avec l’ex-Union soviétique.

Quant à la politique économique internationale, elle sera sans doute fidèle aux orientations prônées autant par George Bush père que par Bill Clinton: appui à la mondialisation, à la libéralisation du commerce, en particulier à la mise sur pied éventuellement d’une zone de libre-échange des Amériques. C’est de bon augure pour le Canada, en raison des énormes enjeux du commerce canado-américain.

ET LE CANADA?

Le nouveau président connaît très peu notre pays cependant et cela pourrait bien nous amener de désagréables surprises, comme cela s’était produit avec l’administration Nixon, quand, en 1970, le Texan John Connolly avait été chargé d’appliquer rigoureusement des mesures draconiennes sans aucune considération pour le voisin privilégié. Il faut donc se réjouir de ce que George W. Bush ait l’occasion de séjourner parmi nous, dès les premiers mois de sa présidence, au moment du Sommet des Amériques d’avril. Il sera donc bientôt sensibilisé aux questions économiques qui préoccupent les Canadiens. Il devrait bien s’entendre avec le Premier ministre Chrétien, qui affectionne aussi les idées simples!

Mais certains dossiers risquent de troubler la belle simplicité des amitiés canado-américaines. Si l’archi-conservateur Tom Delay (un autre Texan), le whip de la Chambre des Représentants, allait reprendre son combat pour une surveillance plus étroite des frontières,  le Canada ne recevrait peut-être plus le même appui à la Maison Blanche.

Il est encore certain que les belles politiques humanitaires du Canada sur la scène internationale seront plus mal reçues encore qu’elles l’étaient des Démocrates.

Parions cependant que le gouvernement canadien saura s’ajuster assez rapidement aux politiques de son premier partenaire. Il y aura sans doute quelques divergences, quelques tensions, mais il serait bien étonnant que la relation canado-américaine cesse d’être ce qu’elle a toujours été (ou presque): une relation exceptionnelle et privilégiée.