Un nouveau visage pour la Grande Europe de demain: les divergences franco-allemandes

par Benoît Lapointe, avocat

 

Il s’agit de l’une des plus émouvantes photos de la diplomatie du dernier siècle: réunis dans un cimetière, deux hommes, dont un géant, côte à côte, se tiennent  la main. Derrière eux, une multitude de croix blanches; devant, un monument aux morts.  Le cimetière n’est pas banal: il s’agit de celui de Verdun, où se déroula l’un des plus sanglants épisodes de la Grande Guerre.  Les deux hommes: Helmut Kohl, chancelier de la République fédérale d’Allemagne (RFA), et François Mitterrand, président de la République française. Leur geste est hautement symbolique: en se retrouvant, le 22 septembre 1984, sur l’une des scènes les plus éloquentes de l’âpreté des conflits ayant marqué les relations franco-allemandes entre la seconde moitié du XIXe et la première moitié du XXe siècles, les deux hommes d’État désirent souligner la bonne entente qui règne entre leurs pays depuis la fin du dernier conflit mondial et faire table rase des épreuves passées.

L’autre cliché, pris plus de seize ans plus tard, le 31 janvier 2001, dégage beaucoup moins de lyrisme: cinq hommes, attablés dans un restaurant de Blaesheim, petit village près de Strasbourg, dégustent une choucroute. Leurs visages s’efforcent d’afficher une mine cordiale, mais l’on ne peut s’y tromper: ils ne sont pas tout à fait à l’aise; on les sent tendus. En vérité, ces hommes à l’air faussement réjoui sont réunis dans le but de dissiper un climat récent de malaise et de tension entre les deux pays. Il s’agit, d’une part, de Jacques Chirac, Lionel Jospin et Hubert Védrine, respectivement président, premier ministre et ministre des affaires étrangères français, d’autre part, de Gerhard Schröder, chancelier allemand, accompagné de son ministre des affaires étrangères, Joschka Fischer.

Les seize années qui se sont écoulées entre les deux photos peuvent paraître bien courtes dans l’histoire diplomatique de l’Europe; en réalité, un monde sépare la prise des deux clichés: les hommes ne sont plus les mêmes, certes, mais, par-dessus tout, le mur qui divisait Berlin s’est écroulé, symbole de l’effondrement du collectivisme qui, pendant quelques décennies, avait présidé aux systèmes politiques, économiques et sociaux des pays de l’Europe centrale et orientale.  Considérée dans ses proportions véritables, la chute du mur constitua en fait un séisme qui a complètement bouleversé le paysage diplomatique en Europe, et singulièrement l’articulation des rapports entre la RFA et la France.

Le dîner de Blaesheim illustre à sa manière la difficulté présente des relations franco-allemandes. Au cours des décennies qui ont suivi le dernier conflit mondial, ces rapports ont traversé diverses phases, ayant été tour à tour chaleureux (de Gaulle-Adenauer; Giscard d’Estaing-Schmidt; Mitterrand-Kohl) ou plus distants (sous la présidence de Georges Pompidou, notamment). Ils constituaient néanmoins, en dépit de certaines périodes troubles, notamment au cours des semaines ayant immédiatement suivi la chute du mur de Berlin, la pierre d’assise sur laquelle l’Europe occidentale de l’après-guerre pouvait se construire et progresser, principalement au sein des Communautés européennes, plus tard de l’Union européenne. Ce socle reposait sur la convergence des projets européens de la France et de l’Allemagne, qui fait malheureusement défaut ces temps-ci. Cette situation est d’autant plus dommageable pour l’Union européenne que celle-ci doit, avec l’arrivée à terme de treize nouveaux États membres (dix de l’Europe centrale et orientale, plus Chypre, Malte et la Turquie), concevoir un projet d’architecture nouvelle si elle veut éviter de devenir une organisation sclérosée.

En dépit des difficultés que traversent présentement leurs relations, l’Allemagne et la France sont actuellement engagées dans un processus de définition graduelle de leurs visions respectives du futur de l’Union européenne élargie (II).  Celles-ci  sont toutefois fonction d’un contexte géopolitique qu’il est nécessaire d’évoquer (I).  Le projet d’architecture nouvelle qui résultera du compromis des diverses conceptions du devenir de l’Union élargie devrait se situer quelque part entre les conceptions extrêmes exprimées en Allemagne et en France (III).

LE NOUVEAU CONTEXTE DES RELATIONS FRANCO-ALLEMANDES

Les événements qui se sont déroulés dans la nuit des 9 et 10 novembre 1989 ont révolutionné l’histoire contemporaine de l’Europe. Longtemps espérée, la réunification des deux Allemagnes devenait, du coup, une réalité à portée de main. Un an plus tard, le 3 octobre 1990, elle devenait effective. Ses deux parties d’une même entité maintenant rassemblées, l’Allemagne, déjà puissante au sein des Communautés européennes en raison de la vigueur de son économie, allait désormais accroître son influence en termes de population, puisque, avec ses quatre-vingts millions d’habitants, elle devenait l’État le plus peuplé des Communautés. Par ailleurs, en se libérant du joug communiste, les pays d’Europe centrale et orientale autres que la République démocratique allemande (RDA), qui partagent des affinités séculaires avec l’Allemagne, allaient, de facto, augmenter la sphère d’influence de celle-ci en Europe et, plus tard encore, au sein de l’appareil institutionnel de l’Union européenne, lorsqu’ils feront leur entrée officielle en tant que membres. Considérant la nouvelle donne en Europe, l’Allemagne n’allait-elle pas être tentée par ses anciens démons et graduellement se désolidariser des Communautés européennes, pour profiter de sa suprématie retrouvée à l’Est?  Comment assurer l’intégration dans l’ensemble européen d’une Allemagne en voie de réunification, tout en contenant son influence?

La solution envisagée à l’époque par François Mitterrand fut la monnaie unique, déjà préparée depuis longtemps, mais dont la mise en œuvre fut accélérée lors du Conseil européen de Strasbourg de décembre 1989, en contrepartie d’un soutien officiel des Communautés européennes à la réunification.  Pour manifester son attachement à la construction européenne, l’Allemagne du chancelier Kohl accepta de sacrifier son deutsche mark, symbole de sa puissance économique, en s’assurant néanmoins que la nouvelle monnaie européenne comporte des garanties de stabilité équivalentes à celles de la devise allemande.

La réponse à la montée en puissance de l’Allemagne consista donc à approfondir l’intégration européenne dans le domaine monétaire, de façon à ancrer l’Allemagne dans l’Europe, non plus seulement dans les Communautés européennes, mais désormais dans une structure plus importante qui les englobe, à savoir l’Union européenne, créée par le traité signé à Maastricht le 7 février 1992. Une démarche analogue avait été suivie lorsque, le 9 mai 1950, de façon à prévenir une éventuelle renaissance guerrière de l’Allemagne, le ministre français des affaires étrangères, Robert Schuman, sur la suggestion de Jean Monnet, proposa à la RFA la création d’une autorité supranationale chargée d’administrer la production de charbon et d’acier des deux pays, ce qui a conduit, le 18 avril de l’année suivante, à la signature du traité instituant la première Communauté européenne.

À moyen terme, avec l’arrivée de treize nouveaux États dans l’Union européenne, il est incontestable que l’Allemagne va devenir encore plus puissante au sein de l’Union européenne. Aussi serait-on en droit de s’attendre à ce que la France, à nouveau, propose à l’Allemagne une intégration européenne plus poussée. Mais, curieusement, Paris ne fait aucune démarche en ce sens. Les rôles sont plutôt inversés: c’est maintenant l’Allemagne qui plaide pour plus d’intégration.

La France, paradoxalement, se fait tirer l’oreille, pour la raison que le nouveau domaine que l’Allemagne, sans le dire explicitement, souhaiterait désormais voir régi par le principe d’intégration, concerne une matière à l’égard de laquelle l’Hexagone détient traditionnellement un «avantage comparatif», à savoir la politique étrangère et de sécurité. Le paradoxe tient au fait que la France s’est traditionnellement déclarée favorable à une «Europe puissance»: quoiqu’elle détienne un siège permanent (et un droit de veto correspondant) au Conseil de sécurité des Nations Unies et possède une force de dissuasion, la France, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a pris conscience du fait qu’elle ne peut plus jouer seule dans le camp des Grands.  C’est pourquoi elle a assigné à l’Europe un rôle de «multiplicateur d’influence». Cette prétention a longtemps irrité les partenaires européens de la France, qui croyaient y déceler des relents de chauvinisme. Les Allemands étaient de ceux-là, qui cherchaient alors à profiter de leur prospérité retrouvée.

Dix ans après la réunification, l’Allemagne s’est rapprochée de la conception française de l’«Europe puissance». En particulier, sa participation, en 1999, à la guerre du Kosovo, qui fut la première intervention de ses soldats sur un théâtre d’opérations extérieur depuis un demi-siècle, a fini par convaincre le chancelier Schröder que l’Europe est avant tout une question de guerre et de paix.  Cette constatation faite, l’Allemagne de Gerhard Schröder, libérée de toute tutelle internationale, aimerait jouer désormais sur la scène diplomatique internationale un rôle correspondant à sa puissance.  Elle a toutefois conscience que ce rôle sera d’autant mieux interprété qu’il trouvera une scène à sa mesure, en l’occurrence l’Union européenne élargie à des pays qui lui sont traditionnellement liés, diminuant d’autant l’influence coutumière de la France en matière de politique étrangère et de sécurité.

Il ne s’agit pas là d’une subite conversion de l’Allemagne à l’intégration politique de l’Europe.  Ainsi, dès les premières phases de la réalisation de l’Union économique et monétaire (UEM), qui conduira, le 1er janvier 2002, à la mise en circulation de l’euro, certaines voix s’étaient élevées, notamment au sein de la Bundesbank, pour réclamer une intégration politique plus poussée.  L’on envisageait toutefois, au premier chef, la politique économique des États membres.  En revanche, le 1er septembre 1994, c’est-à-dire quelques mois après l’entrée en vigueur du traité sur l’Union européenne (1er novembre 1993), le parti d’Helmut Kohl, la CDU (Union chrétienne-démocrate), et son allié bavarois, la CSU (Union chrétienne-sociale), avaient proposé d’accélérer l’intégration plus proprement politique de l’Europe par la création d’un <noyau dur>, exclusif, puisqu’il comprenait uniquement les pays fondateurs des Communautés européennes, à l’exception de l’Italie. La France avait alors rejeté cet appel, ou plutôt refusé d’en discuter, même si le premier ministre de l’époque, Édouard Balladur, deux jours avant le dépôt du document allemand, avait lui-même parlé d’une <Europe à géométrie variable>, comprenant <plusieurs cercles>.  Le président Mitterrand n’endossait toutefois pas cette conception.

Berlin revient aujourd’hui avec cette idée d’intégration politique, envisageant le domaine de la politique étrangère et de sécurité telle qu’on l’entend traditionnellement, de sorte que l’Europe puisse à l’avenir parler d’une seule voix sur la scène internationale non pas seulement dans les forums économiques et monétaires, mais, plus largement, au sein de ceux qui traitent des questions de paix et de sécurité, au premier chef l’Organisation des Nations Unies.

Alors qu’auparavant elle se faisait l’apôtre de l’idée d’«Europe puissance», la France s’interroge aujourd’hui sur la pertinence de ce concept:  pourra-t-elle encore faire entendre avec efficacité sa voix diplomatique dans une Union européenne élargie à vingt-sept, voire trente membres, dont beaucoup font traditionnellement partie de la sphère d’influence de l’Allemagne? Ne conserverait-elle pas une influence plus grande en maintenant le statu quo actuel?  Autrement dit, l’Europe peut-elle être encore, pour la France, un <multiplicateur d’influence> si la politique étrangère et de sécurité devient régie, à l’avenir, non plus par le principe de coopération intergouvernementale, mais par celui d’intégration? Les positions adoptées dans le cadre d’une politique étrangère et de sécurité intégrée ne risquent-elles pas d’aboutir à la formulation du plus petit commun dénominateur entre les diplomaties hétéroclites des nombreux États membres présents et futurs de l’Union européenne?  Tels sont les termes dans lesquels se posent les propositions faites récemment par l’Allemagne à l’endroit de la France en vue d’une intégration européenne plus poussée.

Examinons plus en détail ces propositions allemandes, de même que les réponses apportées jusqu’ici par la France.

CONCEPTIONS ALLEMANDE ET FRANCAISE DU DEVENIR DE L’UNION

De façon à bien saisir les différentes conceptions allemandes et françaises sur cette question, il est opportun d’effectuer un bref retour sur l’architecture du traité sur l’Union européenne. Cet instrument conventionnel a édifié une structure fondée sur trois piliers: le premier, central, est formé des Communautés européennes, qui reposent principalement sur le principe d’intégration, c’est-à-dire l’exercice en commun de certains attributs de la souveraineté des États membres, en l’occurrence dans la sphère économique et, désormais, monétaire, que ces derniers ont transférés aux institutions communautaires; à l’inverse, les deuxième et troisième piliers, la politique étrangère et de sécurité commune, ainsi que la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, sont fondés essentiellement sur la coopération interétatique ou intergouvernementale.

L’Allemagne désirerait que le deuxième pilier soit désormais régi suivant le même principe que le premier. La demande n’est pas formulée clairement par ses dirigeants, mais c’est bien ce qu’ils ont en tête. Cependant, la manière dont ce surcroît d’intégration s’articulerait reste encore à déterminer. Les Allemands ont avancé certaines idées en ce sens, en forme de propositions à la France, qui vont du projet bien articulé aux déclarations d’intention. Évoquons-les sommairement.

La vision la plus audacieuse du projet européen a été exprimée par le ministre allemand des affaires étrangères, Joschka Fischer, dans un discours qu’il a prononcé à l’Université Humboldt de Berlin, le 12 mai 1999. S’inspirant des idées de Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, M. Fischer dresse le constat que ce qu’il est convenu d’appeler la <méthode Monnet>, sur la base de laquelle se sont construites les Communautés européennes et, au-delà, l’Union européenne, en dépit des succès auxquels elle a conduit en matière d’intégration économique et monétaire, s’est révélée inadéquate en ce qui concerne l’intégration politique et la démocratisation de l’Europe. Cette méthode a consisté à étendre le champ d’intervention des Communautés à des domaines nouveaux, par le jeu des solidarités créées. C’est suivant ce procédé que les Communautés et, plus tard, l’Union européenne, sont nées et se sont développées: en intégrant d’abord la production du charbon et de l’acier, puis en y greffant des secteurs de plus en plus nombreux de l’économie des États membres. Ce phénomène de contagion d’un secteur à un autre est allé jusqu’à englober la compétence monétaire de certains États de l’Union, mais il a trouvé là sa limite: dès lors que les sujets touchés devenaient plus proprement politiques, la coopération intergouvernementale retrouvait droit de cité, comme par un phénomène naturel. La méthode Monnet avait certes pour ambition, par cette intégration toujours plus poussée, d’en arriver graduellement à créer une fédération européenne, mais la réalité présente - et surtout future - de l’Union révèle l’incapacité du procédé à atteindre l’objectif fixé au départ. Certes, le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997, par l’introduction du principe des <coopérations renforcées>, a permis à certains États membres d’aller de l’avant dans certains domaines, alors même que tous les États membres ne voudraient ou ne pourraient pas le faire dans l’immédiat, et le traité de Nice du 26 février 2001 a éliminé les obstacles qui empêchaient cette coopération de fonctionner; il n’en demeure pas moins, de l’avis de M. Fischer, que les coopérations renforcées ne constituent pas une solution à long terme pour répondre au double défi de l’élargissement et de l’approfondissement de l’Union, car l’enchevêtrement de ces coopérations et la non-participation de certains États membres risquent notamment de la conduire à l’érosion. Ayant déjà atteint ses limites avec quinze États membres, la méthode Monnet se révélera ainsi d’autant plus inadéquate que l’Union européenne doublera ce nombre à moyen terme.

De façon à répondre au double défi auquel est confrontée l’Union européenne, le ministre allemand des affaires étrangères propose rien de moins qu’<un acte de refondation politique délibéré de l’Europe>, à savoir que l’Europe passe de la confédération actuelle à une fédération qui se fonderait sur un traité constitutionnel. Pour y arriver, le ministre allemand propose une démarche à long terme composée de trois étapes: tout d’abord, le développement des coopérations renforcées; ensuite, la formation d’un centre de gravité, d’une avant-garde constituée d’un noyau d’États, conduits par l’Allemagne et la France, qui concluraient un traité constitutionnel, au sein ou en dehors des traités actuels, portant création d’une fédération européenne. Ce traité fondamental doterait la fédération d’institutions d’intégration propres, c’est-à-dire d’un Parlement, d’un président directement élu et d’un gouvernement qui, au sein de l’Union, parlerait d’une seule voix au nom des membres du groupe dans un nombre de questions aussi grand que possible. Cette avant-garde, qui devrait être ouverte à tous les États de l’Union désireux d’en faire partie, constituerait la locomotive du parachèvement de l’intégration politique, son pouvoir d’attraction sur les autres membres, qui viendraient à s’y joindre progressivement, permettant à l’Union de franchir la troisième et dernière étape du processus, celle de la fédération européenne élargie.

Bien que le discours de M. Fischer visait à provoquer une réaction de la part de la France, de façon à relancer la construction européenne, sa conception du devenir de l’Union était néanmoins purement personnelle. Son projet n’a pas officiellement été endossé par le chancelier Schröder, quoique celui-ci lui ait apporté un soutien discret. La vision des choses du ministre allemand des affaires étrangères représente toutefois assez fidèlement sinon la méthode du moins l’esprit dans lequel le chancelier aimerait que s’engagent les futures discussions avec la France sur l’avenir de l’Union élargie. C’est ainsi que l’Allemagne, auparavant de manière plus feutrée (discours de M. Fischer à Berlin, de M. Schröder devant l’Assemblée nationale française à la fin de 1999), mais de façon plus explicite depuis le Conseil européen de Nice des 7-11 décembre derniers, multiplie les appels du pied à la France pour un approfondissement de l’intégration et une Constitution européenne, notamment le 19 janvier dernier, lorsque le chancelier Schröder a lancé, de la tribune du Bundestag (chambre des députés du Parlement), une invitation formelle à la France.

Nous l’avons déjà mentionné, le chancelier ne le dit pas expressément, mais le nouveau domaine d’intégration envisagé par Berlin concerne la politique étrangère et de sécurité. Le chancelier avait d’ailleurs repris à son compte l’idée d’«Europe puissance» lorsqu’il s’était adressé, à la fin de 1999, devant l’Assemblée nationale française.  De façon à ce que l’Europe devienne de plus en plus un acteur sur la scène internationale, la politique étrangère et de sécurité doit, suivant l’Allemagne, nécessairement aller au-delà de la coopération intergouvernementale.

Tout comme en 1994, lorsque la CDU et la CSU avaient lancé leur appel à la constitution d’un <noyau dur>, la France, irritée de l’insistance manifestée par l’Allemagne, a tout d’abord ignoré ses invitations. Il faut dire que les préparatifs du Conseil européen de Nice, de même que le Conseil lui-même, avaient mis à mal les relations entre les deux pays. Le Conseil avait conduit à une sorte de bras de fer entre la France et l’Allemagne, qui s’étaient affrontées en ce qui concerne la pondération des voix au sein du Conseil des ministres de l’Union, l’Allemagne demandant qu’on tienne compte de son poids démographique plus grand que celui des autres États. Cet affrontement avait laissé de l’amertume chez les dirigeants français.

Par-delà ces vicissitudes, la France se devait malgré tout de répondre aux appels allemands, et s’est donc elle aussi engagée dans un processus visant à dégager un projet concernant le devenir de l’Union européenne. Toutefois, en raison de la cohabitation qui, depuis 1997, régit à nouveau le système politique français, et des échéances électorales du printemps 2002, le président Chirac et le gouvernement expriment séparément leur conception.

Même si les derniers mois ont été riches en déclarations des dirigeants français concernant le devenir de l’Union, leur démarche a tout de même commencé depuis un bon moment. C’est ainsi que, le 27 juin 2000, dans une allocution devant le Bundestag qui visait implicitement à répondre à l’appel lancé par le ministre allemand des affaires étrangères, le président français a fait part de sa vision du projet européen. M. Chirac a une fois de plus mis de l’avant l’idée d’«Europe puissance» cette Europe forte sur la scène internationale.  Mais, de façon à la concrétiser, M. Chirac a proposé qu’après le Conseil européen de Nice de décembre 2000, qui devait clore la Conférence intergouvernementale (CIG) réunie depuis le 14 février précédent sur la réforme des institutions de l’Union dans la perspective de l’élargissement, s’engage un processus d’approfondissement de la réflexion institutionnelle. Cette dernière doit viser à rendre l’Union européenne plus démocratique, à clarifier la répartition des compétences entre les différents niveaux du système européen, enfin à ce que, dans l’Union élargie, la capacité d’impulsion demeure. Durant cette période que le président français qualifie de <grande transition>, au terme de laquelle il souhaite que l’Union soit stabilisée dans ses frontières et ses institutions, trois chantiers devront être engagés simultanément: d’abord celui de l’élargissement, puis le lancement d’un processus qui permette, au-delà de la CIG, de répondre aux questions institutionnelles qui n’auront pas été résolues, mais aussi - et c’est le plus important pour ce qui nous intéresse ici - l’approfondissement des politiques, ou le développement des <coopérations renforcées>, notamment dans le domaine de la politique de défense et de sécurité, à l’initiative des pays qui, groupés autour de l’Allemagne et de la France en un <groupe pionnier>, souhaiteraient aller plus loin ou plus vite dans l’intégration. Le président français emploie effectivement ce dernier mot, mais, ailleurs, parle de <coopération> et de <coordination>.  En fidèle héritier de la pensée du général de Gaulle, c’est en vérité cette forme lâche d’exercice en commun de certaines compétences étatiques qu’il a à l’esprit, puisque, à défaut de donner des pouvoirs supplémentaires aux institutions de l’Union, et notamment à la Commission européenne, il envisage uniquement la création d’un mécanisme de coordination souple, un secrétariat chargé de veiller à la cohérence des positions et des politiques des États membres du <groupe pionnier>, qui devrait rester ouvert à tous ceux qui souhaitent le rejoindre. Par ailleurs, M. Chirac ne croit pas nécessaire que les États de ce groupe concluent entre eux un nouveau traité, car ce serait ajouter un niveau supplémentaire à une Europe qui en compte déjà beaucoup selon lui.

Au terme de ce processus, qui prendra quelques années, et auquel seront associés les gouvernements et les citoyens, à travers leurs représentants au Parlement européen et dans les Parlements nationaux, les gouvernements puis les peuples seraient appelés à se prononcer sur un texte qui deviendra la première <Constitution européenne>; en fait, sur un traité qui ne créera pas une véritable fédération européenne, mais rendra plus démocratique et lisible la confédération existant actuellement au sein de l’Union. C’est en ce sens que l’on peut comprendre le refus exprimé par M. Chirac, dans son allocution, de conférer un visage à l’Europe de demain, car celui-ci résultera, selon lui, du débat et de la négociation, et surtout de la volonté des peuples. En effet, dit-il, «...le rythme de la construction européenne ne se décrète pas. Il résulte, pour une large part, des progrès, parmi nos peuples, du sentiment d’identité et d’appartenance européennes […]  Aussi n’est-il pas encore possible de dessiner la physionomie future de l’Union européenne. Mais, quoiqu’il ne le dise pas, il est clair pour M. Chirac que les citoyens de l’Union sont bien loin d’accepter l’idée d’une fédération.

Postérieurement au dîner de Blaesheim, M. Chirac, de même que le gouvernement, se sont exprimés concernant le visage futur de l’Union élargie, le premier pour préciser sa vision, le second, à l’instigation de la formation politique principale de la majorité plurielle (Socialistes), pour enfin tracer l’ébauche de ses vues sur le sujet. Il faut dire, pour expliquer que le gouvernement, après avoir longtemps gardé le silence, s’exprime aujourd’hui sur ce point, que la France est à une année des élections présidentielle et législatives, au cours desquelles la question européenne viendra au-devant de la scène. D’ailleurs, bien que l’on soit en période de cohabitation, au cours de laquelle, à l’instar des deux précédentes (1986-1988 et 1993-1995), le président conserve un rôle prééminent en matière de politique étrangère, dans la pratique, la coopération entre président et gouvernement est indispensable à toute action en cette matière.C’est pourquoi le gouvernement peut lui aussi faire valoir ses vues sur la question européenne.

Le président français est ainsi revenu sur sa conception du projet européen, le 9 février dernier, à Cahors (Lot), lors d’un sommet franco-britannique:

«[…] j’observe, en écoutant, en regardant, que tout nous conduit à approfondir la démarche européenne, à approfondir l’Europe. À nous intégrer davantage. […] Nous voyons bien que, si nous voulons conserver notre place dans le monde, si nous voulons  maintenir nos valeurs et les défendre le cas échéant, nous devons être organisés. Je crois que plus personne ne le conteste [..].  […]par voie de conséquence, cette plus grande intégration, cet approfondissement nous conduisent effectivement vers ce que certains pourraient appeler une Fédération d’États-Nations

Il ajoute toutefois une précision importante:

«Si je parle de Fédération d’États-Nations, je dis tout de suite que je ne fais référence à aucun principe revendiqué par les uns ou les autres. Je crois que la véritable notion sortira du débat démocratique. C’est en s’appuyant sur ce débat que l’on pourra le définir.»

Fidèle à sa logique, M. Chirac, bien qu’il parle d’intégration et de fédération d’États-nations, souligne bien, avec cette dernière remarque, sa préférence pour le renforcement des coopérations entre les États de l’Union, donc pour le maintien de la confédération actuelle, ou d’une fédération tellement squelettique qu’elle n’aurait de fédéral que le nom. Pour être plus précis, le président souhaite et anticipe que les Français seront de son avis.

Le premier ministre Jospin, pour sa part, ne voulant pas que M. Chirac et, plus largement, la droite française, monopolisent le débat sur l’Europe, rompt graduellement le silence qu’il observait sur la question.  Après que plusieurs membres de sa formation politique (Socialistes) se soient exprimés sur le sujet, il a d’abord laissé au ministre des affaires européennes, Pierre Moscovici, le soin de lui ouvrir la voie. S’exprimant au cours d’un colloque tenu le 7 février dernier à l’Assemblée nationale française, M. Moscovici, insistant sur les limites de la méthode intergouvernementale, s’est prononcé pour la constitution d’un <noyau dur>, mais contre des traités et des institutions spécifiques à celui-ci. Le ministre a ainsi suggéré une <troisième voie> entre l’intégration européenne totale et le recours aux méthodes purement intergouvernementales, mais sans en préciser le contenu.

M. Jospin, de son côté, s’exprimant pour la première fois sur le sujet lors du sommet franco-britannique de Cahors, a endossé l’idée d’une fédération d’États-nations.  Toutefois, à la manière de  M. Chirac, lui aussi s’en est remis au débat démocratique pour préciser cette notion, tout en indiquant, à l’adresse implicite des Allemands, à ses yeux trop pressés, qu’il ne faut pas précipiter ce débat, et qu’il y a donc lieu d’attendre 2004, c’est-à-dire la convocation de la nouvelle Conférence intergouvernementale décidée par le Conseil européen de Nice.

M. Jospin explicitera avant l’été sa conception du devenir de l’Union.  Elle pourrait bien résider dans cette <troisième voie> non définie évoquée par M. Moscovici. Celle-ci se situerait à mi-chemin entre la conception de M. Chirac, axée sur le développement de la coopération intergouvernementale, et celle du chancelier Schröder, partisan d’une intégration plus poussée, au premier chef en matière de politique étrangère et de sécurité. Mais est-ce une solution réaliste et susceptible de répondre adéquatement au double défi de l’approfondissement et de l’élargissement de l’Union européenne?

LES SOLUTIONS ENVISAGEABLES AU DOUBLE DÉFI DE L’ÉLARGISSEMENT ET DE L’APPROFONDISSEMENT

Avec un nombre d’États membres qui doublera d’ici quelques années, il est indispensable que l’Union européenne, afin de conserver sa capacité d’impulsion et éviter  l’érosion, recompose son architecture. À cet égard, il est impératif qu’elle aille au-delà du renforcement de la coopération intergouvernementale. Les résultats plus que décevants atteints par l’Union en matière de politique étrangère et de sécurité commune constituent, en ce sens, l’illustration la plus éloquente du caractère inadéquat de cette méthode en regard de l’acquisition éventuelle, par l’Union, d’un statut de puissance globale pouvant faire contrepoids aux États-Unis. Mais ce ne sont pas tous les pays de l’Union qui ont intérêt à l’affirmation d’une «Europe puissance». Certains sont satisfaits de l’état actuel des choses, d’une prédominance des États-Unis dans la conduite des affaires du monde. Aussi est-il primordial que les pays souhaitant aller plus loin et plus vite dans l’intégration aient la possibilité de le faire, et ce sans que les autres États membres puissent les en empêcher, bien qu’il faille prévoir la possibilité que ces derniers se joignent au <groupe pionnier> ou au <noyau dur> lorsqu’ils le désireront.  Dès lors, quelle architecture convient-il de dessiner afin de concilier, dans le cadre de l’Union élargie, l’intégration plus poussée désirée par ce groupe de pays, et l’attentisme, voire l’immobilisme, voulu par les autres?

Le traité sur l’Union européenne du 7 février 1992 a réussi à résoudre ce dilemme dans le cas particulier de la réalisation de l’UEM.  En cette matière, un certain nombre d’États membres (en l’occurrence, la très grande majorité) ont en effet transféré à des institutions communautaires leur compétence en matière monétaire. L’ensemble des États de l’Union ne furent pas contraints de s’engager dans l’UEM, ou de franchir les étapes de sa réalisation au même rythme, voire aptes à s’engager. C’est pourquoi certains pays ne mettront pas l’euro en circulation sur leur territoire le 1er janvier 2002. Néanmoins, le pouvoir d’attraction de l’UEM a été si fort que douze des quinze États membres introduiront l’euro à cette date, ce qui fait déjà de l’UEM une réussite, sans compter que son pouvoir attractif incitera probablement les trois autres pays à participer à l’UEM dans un avenir pas trop éloigné.

Cet exemple d’un nouveau secteur d’intégration à engagement différé ou à rythme modulé pourrait servir de modèle dans d’autres domaines pour lesquels l’Union européenne déciderait d’appliquer le principe d’intégration, spécialement la politique étrangère et de sécurité commune. L’un de ses avantages principaux serait de ne pas avoir à modifier radicalement la structure du traité sur l’Union européenne. Il n’y aurait qu’à déplacer l’un des deux piliers régis par le principe de coopération interétatique, pour le faire entrer dans la sphère de l’intégration. Il convient donc de s’inspirer des réussites obtenues dans le cadre de l’UEM pour éviter d’avoir à bouleverser une architecture déjà critiquée pour sa complexité.

En ce sens, la conception de M. Chirac, bien qu’elle ne soit pas en mesure de répondre au double défi de l’élargissement et de l’approfondissement, s’avère, au niveau de la méthode, plus réaliste que celle de M. Fischer. Elle évite du moins d’avoir à résoudre la question complexe de l’articulation des rapports entre les pays formant l’avant-garde de la fédération d’États-nations au sein de l’Union élargie et l’Union elle-même. Toutefois, outre leur problème de fond, les <coopérations renforcées> soulèvent également la difficulté technique posée par le risque que, suivant les domaines, l’on aboutisse à la création de plusieurs <noyaux durs>, ce qui rendrait encore plus opaque le fonctionnement d’une Union qu’il s’agit au contraire de simplifier. Il est cependant possible de régler ce problème d’enchevêtrements potentiels en s’inspirant de l’UEM, du moment que les nouveaux domaines d’intégration demeurent assez larges dans leur portée.

Le réalisme doit d’ailleurs s’imposer lorsque l’on envisage l’architecture qui conviendrait à  l’Union élargie pour qu’elle puisse conserver sa capacité d’impulsion.  Même si un sondage récent (réalisé sous la coordination de l’Institut Louis-Harris pour Le Monde entre les 14 et 20 décembre 2000, c’est-à-dire après le Conseil européen de Nice) effectué dans huit des quinze pays de l’Union européenne, indique que les Européens semblent accueillir de façon relativement positive le projet de création d’une fédération européenne esquissé par Joschka Fischer, il demeure que le projet du ministre allemand des affaires étrangères est, pour l’heure, trop ambitieux. Comme l’exprimait Valéry Giscard d’Estaing, ancien président de la République française, dans un entretien qu’il accordait au Monde le 9 février dernier, ni le projet de M. Fischer ni celui de M. Chirac ne sont crédibles. D’un côté, le projet du ministre allemand des affaires étrangères n’est pas réalisable, car il n’est pas possible de fédérer la <Grande Europe>. M. Chirac, pour sa part, serait pour une organisation de type intergouvernemental de cette <Grande Europe>; mais sa réalisation n’est pas davantage faisable, car le <groupe pionnier> qu’il préconise n’aurait pas un caractère fédéral. Compte tenu, d’une part, du nombre élevé de membres présents et futurs de l’Union européenne, d’autre part de leur degré d’ardeur différent à l’endroit de la construction européenne, il serait plus réaliste de penser que l’Union européenne en viendra à adopter une formule mitoyenne entre la position de M. Schröder et celle de M. Chirac, c’est-à-dire qui irait dans le sens de la <troisième voie> évoquée par le ministre français des affaires européennes, Pierre Moscovici.  D’ailleurs, le sondage dont nous venons de parler montre, plus généralement, qu’une majorité de sondés approuvent toutes les perspectives de renforcement de l’intégration.

Reste que l’on se trouve, pour l’heure, uniquement devant des projets de recomposition de l’architecture de l’Union élargie. Après que ceux-ci auront été précisés au terme du processus de consultation de leur population déjà amorcé, les dirigeants français et allemands vont ensuite s’efforcer de les concilier, de manière à en arriver à un compromis acceptable pour les deux pays. Celui-ci formera la base des discussions qu’ils engageront avec les autres États membres et les pays candidats à l’adhésion. Cependant, malgré le désir du chancelier allemand, qui souhaiterait que les échéances électorales nationales de 2002 ne retardent pas le processus de redéfinition du visage de l’Union élargie, il est indéniable que les élections présidentielle et législatives françaises du printemps 2002 vont freiner le mouvement. Cette contrainte, qui s’ajoute d’ailleurs à celle découlant des élections législatives fédérales allemandes de septembre 2002, obligera Berlin à ralentir sa poussée en faveur d’une intégration politique de l’Europe. Dans l’intervalle, les dirigeants des deux pays mettront certes à profit les mois qui viennent pour affiner leurs vues et propositions, mais ils s’efforceront aussi de rétablir leur confiance mutuelle, ce qu’il ont déjà commencé de faire depuis le dîner de Blaesheim. Un tel raccommodement est indispensable, car la bonne marche du moteur franco-allemand s’avère une condition sine qua non à la réalisation d’un quelconque projet d’architecture nouvelle pour l’Union élargie.