Premier Forum international sur la propriété intellectuelle à Québec

par Caroline G. Ouellet

Les 15 et 16 février derniers se tenait, à Québec, le premier Forum international sur la propriété intellectuelle. Organisé conjointement par l’IPIC (Institut de la propriété intellectuelle du Canada), et les groupes canadiens de l’AIPPI (Association internationale pour la protection de la propriété industrielle) et de la FICPI (Fédération internationale des conseils en propriété intellectuelle), avec la collaboration des ministères québécois de la Recherche, de la Science et de la Technologie et celui de l’Industrie et du Commerce, l’événement avait lieu à l’hôtel Le Concorde. S’y sont réunis des gens de plusieurs milieux intéressés et conférenciers experts, provenant de l’Amérique du Nord et de l’Union Européenne, appelés à se pencher sur différents sujets d’actualité touchant à la propriété intellectuelle.

La propriété intellectuelle est omniprésente aujourd’hui. Que ce soit dans le domaine artistique, scientifique, technologique... ou des affaires, la question ne peut être contournée. Le président de l’événement, Me Jacques Léger, a d’ailleurs bien souligné: «À l’heure où les scientifiques viennent de réussir l’exploit de répertorier l’ensemble du génome humain, que les géants mondiaux des télécommunications deviennent d’immenses conglomérats qui allient dorénavant réseaux et contenus, et que l’explosion d’Internet mondialise l’économie du savoir, le monde des affaires est interpellé par une telle mutation. C’est dans cette perspective que nous avons voulu tenir ce premier Forum sur la P.I., afin de susciter la réflexion juridique que de telles réalisations rendent nécessaire.»

Le président d’honneur, M. Gilles Ouimet, président de Pratt & Whitney Canada, a noté l’importance de protéger les droits de propriété intellectuelle dans l’intérêt des entreprises, mais aussi dans l’intérêt de l’ordre économique mondial. Il a bien expliqué ce que pouvait représenter cette réalité, en pratique, pour une entreprise québécoise d’envergure internationale. La compagnie essaie de breveter le plus de caractéristiques possibles de ses moteurs d’avion, qu’il a qualifiés de bijoux de la technologie, afin que la concurrence ne s’approprie leur expertise. En 2001 Pratt & Whitney investira 400 millions $ en recherche et développement. En terminant son allocution, M. Ouimet exprimait: «Le 21e siècle amènera de grands changements... Les moyens de protéger la propriété intellectuelle devront se raffiner afin de protéger les investissements dans la recherche et le développement en vue de progrès économiques au niveau mondial et au bénéfice de tous».     

Maureen Dougan, chef des opérations à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC), s’est ensuite prononcée sur les nouveaux accords et tendances internationales en matière de propriété intellectuelle. Certains développements internationaux influencent les actions de l’OPIC. Elle a soulevé le fait que le Canada est membre de plusieurs traités de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) et de plusieurs accords commerciaux, tels l’Accord sur les ADPIC (aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce), l’ALENA et l’UPOV (concernant les brevets d’organismes végétaux), en plus d’être membre de l’OMC. Les initiatives internationales, intéressant le Canada présentement, sont en particulier le Traité sur le droit des brevets (PLT) et le Traité de coopération en matière de brevets (PCT). L’OPIC a grandement investi dans le commerce électronique et a été le premier bureau de propriété intellectuelle à transférer les brevets et marques de commerce sur Internet (www.opic.cg.ca). Le Canada continuera à promouvoir les intérêts et valeurs du pays sur la scène internationale et à assurer que les lois et règlements demeurent les plus modernes afin de protéger la propriété intellectuelle.

Le Forum était divisé en deux grandes assemblées plénières: une première portant sur le génome humain et le brevet, et une seconde portant sur Internet et les affaires.

Dans la première assemblée plénière, on a voulu aborder le sujet des découvertes de la cartographie du génome humain qui suscitent l’attention du public, notamment en ce qui concerne la protection de ces découvertes par des brevets commerciaux. Françoise Moisan de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale de Paris (INSERM) s’est exprimée sur les réserves de l’Union européenne, sur la protection du génome humain et les pratiques industrielles d’un organisme de recherche publique. La recherche médicale est à l’ère du génome humain et en pleine explosion. Cela entraîne des enjeux scientifiques, sociaux et économiques très importants. De nouveaux traitements, produits et secteurs, seront possibles par l’étude du génome humain. Des aspects éthiques, juridiques et économiques (rentabilité de l’investissement, soit les coûts de protection, la période d’exclusivité, les licences multiples pour un produit, la liberté d’exploitation) entrent en ligne de compte. Parmi les missions de l’INSERM figurent celles de promouvoir les collaborations avec les entreprises, contribuer au développement économique de la France et encourager la création d’entreprises. Mme Moisan concluait en affirmant la nécessité d’harmoniser les pratiques des offices de brevets, d’informer le public sur le rôle du brevet en biotechnologies, de développer dans le secteur académique des politiques adaptées de diffusion des résultats et de transfert des technologies, et enfin d’adapter le système des brevets sur le génome pour qu’il bénéficie à l’industrie et à la société. Selon-elle: «La protection industrielle est un élément clé pour le financement de la recherche et le développement industriel.»

LE CONTEXTE NORD-AMÉRICAIN

Trois conférenciers sont venus circonscrire le contexte nord-américain en matière de brevet et génome humain: Martin Godbout, président de Génome Canada à Montréal, Mme Kristi L. Rupert, biologiste et agent de brevets de la Virginie, et Luis C. Schmidt, avocat de Mexico. Le contexte est très similaire au Canada et aux États-Unis. Chaque individu a entre 35 et 40 000 gènes, mais les gènes tels qu’ils existent dans le corps humain ne sont pas brevetables. Ils ne le seront que s’ils sont isolés et purifiés et s’ils répondent aux critères de la nouveauté, de la non-évidence et de l’utilité. Contrairement à l’Europe, où l’interprétation de l’utilité est libérale, elle est restrictive au Canada et aux États-Unis. Des directives américaines révisées ont été émises selon lesquelles l’utilité doit être spécifique, substantielle et critique. Rien dans les lois américaines et canadiennes n’interdit donc cette brevetabilité du génome humain s’il est répondu aux critères susmentionnés et à l’exigence économique; une demande de dépôt de brevet est coûteuse en temps et en argent, elle pourra coûter 10 000 $CAN pour le Canada par exemple et 100 000 $CAN au niveau mondial.

Au Mexique, les facteurs de brevetabilité n’ont pas exactement la même signification que les concepts établis au Canada et aux États-Unis. Toutefois, ils ont été considérés par l’ALENA comme étant équivalents. Le critère de protection des fragments de gènes n’est pas l’utilité, mais plutôt principalement l’application industrielle. Des exclusions à la protection par brevet sont spécifiquement prévues par la loi: les procédés qui sont essentiellement biologiques pour la production, reproduction et propagation de plantes et animaux; le matériel biologique et génétique tel que retrouvé dans la nature; les races d’animaux; l’être humain et les parties vivantes qui le composent; et les variétés de plantes. Mexico est devenu un centre important d’investissements dans l’industrie biotechnologique.

Pour sa part, Bernard Coupal, président de T2C2 de Montréal, s’est penché sur la place qu’occupe la protection de la propriété intellectuelle dans le financement d’entreprises dérivées en biotechnologie. Un investisseur d’expérience analyse toujours les actifs de la société avant d’investir, ce qui comprend la propriété intellectuelle. Dans une entreprise de biotechnologie, elle est de deux types: les brevets et le savoir-faire. La P.I. représente un actif actuel et dans le devenir. Il faut donc la protéger et de façon périodique, l’améliorer, la construire... régulièrement. La P.I. est essentielle à deux niveaux: pour toute compagnie, centre de recherche, université... qui veut négocier des licences, ainsi que pour la discussion d’affaires entre entrepreneurs et investisseurs potentiels. M. Coupal a donné des exemples concrets où des compagnies ayant démarré chez T2C2 ont fait l’objet de vente ou de fusion en 2000: Pharma G a été vendue à Thera technologies de Montréal, des scientifiques de McGill détenant un brevet a soulevé un intérêt de la compagnie américaine Mycota et a été vendue à Elitra Pharma, RGS Genome de McGill a été acquise par Xenon Genetics de Vancouver... L’intérêt de telles compagnies d’acheter un portefeuille de T2C2 est la complémentarité de la technologie avec la leur et la propriété intellectuelle qui a été protégée. Pour le développement des sociétés, il est donc primordial que la propriété intellectuelle fasse l’objet de la meilleure protection possible.

Lors d’un dîner causerie, le ministre de la Recherche, de la Science et de la Technologie, Jean Rochon, a souligné l’importance qu’accorde le gouvernement du Québec à la propriété intellectuelle pour la valorisation des résultats de la recherche universitaire et gouvernementale. Il a entretenu l’assistance de la récente politique québécoise de la science et de l’innovation. Celle-ci contient des visées consacrées spécifiquement à la propriété intellectuelle: «Nous devons converger vers une propriété institutionnelle. Les politiques relatives à la propriété intellectuelle doivent, à la fois, renforcer les assises de la recherche universitaire, stimuler la créativité et la motivation des chercheurs, favoriser le transfert de technologie et le succès des innovations et maximiser les retombées économiques pour le Québec». M. Rochon a profité de l’occasion pour marquer la place de choix qu’occupe le Québec dans le commerce international et spécialement dans le domaine de haute technologie. Pour ne mentionner que quelques chiffres, le commerce international des biens et des services représente en moyenne 20% du PIB pour les pays de l’OCDE, alors qu’au Québec ce pourcentage s’élevait à 38,9% en 1999. Cette même année, la proportion Québec/Canada des exportations de produits de haute technologie s’élevait à 43,7%.

Dans la seconde assemblée plénière, l’on a voulu plutôt aborder la question du réseau Internet et des nouvelles réalités auxquelles doivent faire face gens d’affaires, avocats..., et autres individus impliqués, pour l’obtention, le renforcement et la mise en vigueur de divers droits concernant la propriété intellectuelle. 

Mark B. Eisen de Toronto et Harold C. Wegner de Washington (D.C.) se sont penchés sur la protection des processus d’affaires respectivement au Canada et aux États-Unis. En droit américain, il a été reconnu qu’un processus d’affaires pouvait être breveté. En 1999 un tribunal avait attribué un brevet à Amazon.com pour le «one click processing system». Me Wegner s’est concentré sur les principes dégagés dans l’importante décision State Street Bank & Trust v. Signature Financial Group Inc. Dans cette affaire, un brevet avait été accordé à un procédé de système de bases de données, continuant ainsi à ouvrir la porte à la brevetabilité des nouvelles technologies et ainsi des processus d’affaires reliés à l’informatique. Il ressort que pour être brevetable le processus d’affaires, comme toute invention, doit tomber dans la catégorie du procédé, appareil, fabrication ou composition de matière, nouveau et utile. L’avocat a terminé son allocution en se prononçant pour une opposition à la brevetabilité des processus d’affaires, opinion partagée par le Patent and Trademark Office des États-Unis. Me Eisen a comparé la loi canadienne avec la loi américaine, lesquelles comportent une définition presque identique de ce que constitue un brevet. Par contre au Canada, la jurisprudence a jusqu’à maintenant rejeté la protection des processus d’affaires par brevet. La résistance tient principalement du fait que les brevets sont traditionnellement reliés aux sciences (électricité, mécanique, chimie...). Mais aucune base claire n’exclut la protection d’un processus d’affaires par brevet au Canada. L’avocat de Toronto a, au contraire, amené certains arguments pour la brevetabilité des processus d’affaires: le besoin de conserver le rythme avec la technologie, le besoin de respecter les progrès apportés par d’autres juridictions et le besoin de motiver l’invention.

CAS NAPSTER ET L’AFFAIRE DES MP3

Il a aussi été question de droit d’auteur. Anthony V. Lupo, de Washington (D.C.), a parlé du cas Napster et des MP3. Il a d’abord expliqué les différents modèles de distribution de musique sur le Web (groupes de nouvelles ou distribution individuelle – distribution par site Internet – distribution de pair à pair qui ne repose sur aucun serveur, soit le cas Napster). Trois atteintes aux droits d’auteur pourront être commises: le droit de reproduction, le droit de distribution et le droit de performance publique. Ayant apporté des précisions, quant aux procédés techniques et à l’évidence d’atteinte, Me Lupo a ensuite relevé les différents arguments apportés en défense par les distributeurs («fair use» des utilisateurs, non-connaissance d’atteinte, augmentation des ventes de disques par une meilleure diffusion...). Il a fait le résumé du récent jugement ayant condamné Napster pour atteinte directe au droit d’auteur.

Pour sa part, Andrea F. Rush, de Toronto, s’est attardée à la remise en question des standards en droit d’auteur avec le développement d’Internet. Elle a passé en revue certains principes importants établis par la jurisprudence canadienne pour les appliquer de façon contemporaine, en plus de faire état des développements récents. Les items principalement abordés ont été ceux de la titularité du droit d’auteur, de son transfert, de ses exigences (expression et originalité). Me Rush s’est attardée à définir ce en quoi consiste le barème glissant de l’originalité aujourd’hui en rapport aux différents types d’œuvres (littéraires, dramatiques, musicales, artistiques). Pour rencontrer le nouveau test de l’originalité et mériter protection, la composition de l’œuvre doit avoir demandé travail et habileté, mais en plus dorénavant un minimum de créativité ou d’imagination. Car plusieurs standards d’originalité dépendent de l’œuvre, laquelle peut maintenant être un logo, une compilation (ex : base de données), une formule chimique, un logiciel... Quelques mots ont été aussi mentionnés en rapport à l’atteinte aux droits d’auteur par le biais d’Internet, aux défenses et exceptions (usage équitable d’une œuvre, licence implicite, copie de parties non substantielles...) et au Tarif 22 de la SOCAN prévoyant rétribution à l’auteur d’une œuvre musicale lorsque celle-ci est communiquée au public par le réseau Internet.    

Enfin, à l’occasion d’un forum international sur la propriété intellectuelle, ayant entre autres comme cible les gens d’affaires, il devait inévitablement être question de marques de commerce. Jonathan C. Cohen, d’Ottawa, directeur à l’ICANN, s’est penché sur l’arbitrage et la résolution des litiges sur les marques de commerce et les noms de domaine dans le cyberespace. Avec la participation de l’ICANN (Internet Corporation of Assigned Names and Numbers), la NSI (Netswork Solutions) et l’OMPI, la politique de résolution «Uniform Dispute Resolution Policy» (UDRP) a été implantée au début de l’année 2000 afin de régler de tels litiges. La première décision rendue en vertu de cette politique a été la célèbre affaire <worldwrestlingfederation.com>. En février 2000 plus de 3000 procédures, impliquant plus de 5000 noms de domaine, étaient pendantes devant l’un des quatre grands forums de résolution (CPR Institue for Dispute Resolution, OMPI, National Arbitration Forum, e-Resolution de Montréal). Plus de 2000 cas se sont terminés en faveur des demandeurs. Actuellement, tous les registraires de noms de domaine les plus populaires (.com., .net, .org) ont adopté la UDRP, laquelle est incorporée aux contrats d’enregistrement. Lorsqu’il entame une procédure, le plaignant devra prouver que le nom de domaine du défendeur est identique ou confusément similaire à une marque de commerce sur laquelle il a des droits, que le défendeur n’a pas de droits ou d’intérêts légitimes dans le nom de domaine, et que le défendeur a enregistré et utilise le nom de domaine dans une mauvaise intention. Bien qu’elle fasse l’objet de critiques sur certains points, l’UDRP semble être un grand succès.

LE CYBERSQUATTAGE

Comme dernier conférencier invité, John M. Cone, de Dallas, a traité du phénomène du cybersquattage. Le cybersquatter est la personne qui enregistre, trafique ou utilise un nom de domaine identique ou confusément similaire à une marque de commerce distinctive, avec la mauvaise intention de profiter de cette marque. Une loi spécifique interdit cette pratique aux États-Unis: The U.S. Federal Anticybersquatting Statute. Me Cone a fait état de la jurisprudence américaine ayant interprété cette loi. Il s’est attardé aux recours possibles (action personnelle, action in rem, injonction préliminaire), aux éléments de preuve du demandeur et éléments de défense du cybersquatter. Il a expliqué les différents facteurs à considérer afin d’évaluer la mauvaise intention: s’il s’agit de la marque de commerce du cybersquatter, s’il s’agit d’un nom ou nom de domaine utilisé par celui-ci, s’il tend à divertir les consommateurs ou à ternir une réputation, s’il enregistre plusieurs noms de domaine... En vertu de ces éléments, plusieurs condamnations ont eu lieu aux États-Unis. À titre d’exemple, les noms de domaine <joescartoon.com>, <joescartoons.com>, <joecarton.com>, <joescartons.com> et <cartoonjoe.com> ont été jugés confusément similaires à <joecartoon.com> et  enregistrés dans l’intention de profiter de cette marque de commerce.

Cette première dans la vieille capitale a été des plus réussies. Des conférenciers de marque ont traité de sujets variés et fort intéressants. Bien que chacun des thèmes aurait pu faire l’objet d’un forum, un débat d’idées a été lancé, ce qui était l’objectif de la rencontre. Le souhait a été formulé pour qu’un second Forum international sur la propriété intellectuelle ait lieu à Québec en 2003. 

Me Caroline G. Ouellet est à la Maîtrise en Droit des technologies de l’information de l’Université de Montréal. Elle est l’auteure du livre Qui fait la loi sur Internet? Censure ou Liberté, Droits et Responsabilités, Éditions Les Presses de l’Université Laval, ISBN 2-7637-7595-0.