affaires européennes

Rigidité ou flexibilité du Pacte de stabilité et de croissance: un débat qui en soulève d'autres

par Benoît Lapointe, avocat
lapointe.ben@qc.aira.com

Lorsqu'une grande polémique naît dans le cadre d'une organisation internationale, la question soulevée découle habituellement d'un affrontement entre deux groupes d'États membres (dans l'Union européenne, les débats récents sur la politique agricole commune et la politique commune de la pêche), ou encore concerne l'équilibre à respecter entre les intérêts particuliers de certains États membres et l'intérêt plus général de l'organisation elle-même (dans le cadre des Nations unies, les discussions animées ayant entouré l'adoption de la résolution autorisant éventuellement le recours à la force contre l'Irak).

Cette distinction facilite les choses, mais elle est quelque peu artificielle, car le plus souvent les deux situations s'entremêlent, ce qui fait que les exemples que l'on vient de donner peuvent être classés tout autrement. À l'échelle de l'Union européenne, le grand débat qui a cours depuis quelque temps au sujet de la rigidité ou de la flexibilité dans l'application du Pacte de stabilité et de croissance (le Pacte), constitue un bel exemple de cet enchevêtrement.

Cette polémique à propos du Pacte soulève, en aval, d'autres débats, portant d'abord sur l'équilibre des pouvoirs, d'une part entre les États membres, d'autre part entre les institutions, puis sur ce qu'il convient d'appeler la «gouvernance» économique dans l'Union européenne. Avant de les aborder, il convient auparavant de se pencher sur l'origine et le but du Pacte, et ensuite de rappeler comment la controverse à son sujet est née et s'est amplifiée.

ORIGINE ET BUT DU PACTE

Adopté lors du Conseil européen de Dublin de décembre 1996 suite à l'insistance des chrétiens-démocrates du chancelier Kohl, le Pacte se veut la pierre angulaire de l'Union économique et monétaire (UEM) instaurée dans le traité sur l'Union européenne (dit de Maastricth) de 1992. En effet, dans le but d'asseoir la crédibilité et la stabilité de la future monnaie unique sur les marchés monétaires et financiers, il était essentiel que la coordination des politiques économiques aille dans le sens d'une discipline rigoureuse en ce qui concerne les finances publiques des États de la zone euro. C'est pourquoi le Pacte vise à assurer la gestion saine des finances publiques dans la zone, afin d'éviter que la mise en œuvre d'une politique budgétaire laxiste dans un État membre ne pénalise les autres par le biais de son impact sur les taux d'intérêt dans la zone. Comme l'a souligné M. Romano Prodi, président de la Commission européenne, dans une entrevue publiée dans le quotidien Le Monde du 18 octobre dernier:

«Avec l'euro, si vous avez des divergences économiques entre les pays, il n'est pas possible de modifier les taux d'intérêt et de dévaluer la monnaie. Dans ce contexte, l'idée d'avoir des politiques économiques différentes est tout à fait folle. Quand vous avez la même monnaie, vous pouvez avoir des taux d'inflation différents pendant un an mais pas pendant trois ou quatre années. Le pacte de stabilité, c'est la façon d'être ensemble dans la même monnaie.»

Ces propos conduisent à formuler une autre idée à la base du Pacte, à savoir que, dans une UEM, les États les plus rigoureux en matière de dépenses publiques ne doivent pas payer pour les dettes créées par ceux qui sont les plus dépensiers. C'est pourquoi les taux d'inflation, l'endettement public et les déficits publics des États participants doivent être globalement du même niveau. C'est la raison pour laquelle le Pacte prescrit que les déficits publics des États de la zone euro ne doivent pas, sous peine de sanction, excéder 3% du produit intérieur brut (PIB). Il a aussi été convenu que les États membres de la zone doivent, d'ici à 2004, atteindre l'équilibre budgétaire.

C'était l'état des lieux en 1996. À l'époque, l'Allemagne, dont l'économie se portait bien malgré les énormes dépenses entraînées par la remise en état des infrastructures dans sa partie Est, désirait que le Pacte soit interprété de façon rigide, de façon à ce que la future monnaie unique acquière une force et une stabilité sur les marchés analogues à celles de son deutschmark. Mais voilà qu'elle-même et d'autres grands pays (la France et l'Italie, sans compter le Portugal) se retrouvent aujourd'hui dans des situations économiques et budgétaires qui les empêchent de respecter les échéances et limites convenues. Ces pays, et en particulier l'Allemagne et la France, demandent donc aujourd'hui instamment que le Pacte soit dorénavant interprété et appliqué avec flexibilité et compréhension. Ils ont, en ce sens, trouvé un allié de taille en la personne de M. Prodi lui-même, qui plaide maintenant en faveur de la flexibilité, quitte à se mettre en désaccord avec les pays dits «vertueux» de la zone, mais aussi avec certains des commissaires, et spécialement M. Pedro Solbes, chargé des affaires économiques et monétaires, et à se mettre à dos la Banque centrale européenne (BCE), gardienne de la stabilité de l'euro sur les marchés. Mais voyons plus précisément dans quelles circonstances la polémique est née et s'est amplifiée.

NAISSANCE ET AMPLIFICATION DE DÉBAT

Cette question de la rigidité ou de la flexibilité du Pacte est venue sous les projecteurs suite au dépôt, le 25 septembre dernier, par le gouvernement français, de ses perspectives budgétaires pour 2003. La veille, soit deux jours après les élections législatives en Allemagne (22 septembre), devant l'état peu encourageant de la situation économique en Europe, et tenant probablement compte des engagements électoraux pris en France et en Allemagne, entraînant, dans le premier cas, des baisses d'impôts, et, dans le second, des hausses, la Commission a proposé de reporter de 2004 à 2006 la date à laquelle les États membres doivent atteindre l'équilibre de leurs finances publiques. En contrepartie, il était demandé aux gouvernements de réduire leur déficit structurel (c'est-à-dire celui qui ne dépend pas de la conjoncture) de 0,5% du PIB par année, et ce à partir de 2003. Néanmoins, le gouvernement Raffarin, dans ses propositions budgétaires déposées le lendemain, ne tenait aucunement compte de la recommandation de la Commission, avec une prévision de déficit budgétaire de l'ordre de 2,6% du PIB en 2003, c'est-à-dire au même niveau que celui de 2002. En outre, le gouvernement français ne s'engageait nullement à atteindre l'équilibre budgétaire en 2006, mais seulement en 2007. Le lendemain, face à l'attitude frondeuse de la France, et devant l'inquiétude des pays vertueux de la zone euro et de la BCE, qui craignaient pour la crédibilité du Pacte, la Commission, par la voix de M. Solbes, a multiplié les déclarations de fermeté. «Le pacte est bien vivant» et reste «la pierre angulaire de la bonne santé de l'économie européenne», assurait alors la Commission, rappelant en outre que la règle des 3% de déficit maximal demeurait intangible, et que sa concession sur la date du retour à l'équilibre budgétaire avait une importante contrepartie: l'engagement d'une baisse minimale de 0,5% du déficit structurel.

Cette proposition de la Commission avait d'abord suscité un tollé de la part des pays ayant fait les efforts requis pour se conformer à l'engagement d'équilibrer leur budget dès 2004. C'est pourquoi l'Espagne, les Pays-Bas, la Finlande et l'Autriche ont, dans un premier temps, poussé les hauts cris devant la proposition de la Commission. Néanmoins, lors de la réunion de l'Eurogroupe - qui réunit les ministres des finances des douze pays de la zone euro - tenue les 7 et 8 octobre à Luxembourg, les ministres ont accepté la nouvelle règle proposée, notamment ceux des pays n'ayant pas encore assaini leurs finances publiques, soit l'Allemagne, l'Italie et le Portugal, à l'exception notable de la France. Le gouvernement Raffarin, lié par les promesses électorales de Jacques Chirac de diminuer les impôts, a réitéré, par la voix de son ministre de l'économie et des finances, M. Francis Mer, qu'il ne comptait réduire son déficit structurel de 0,5% du PIB qu'à partir de 2004, pour atteindre l'équilibre budgétaire en 2007, …à moins d'un changement de politique, qui pourrait être imposé non pas en raison des engagements européens de la France en matière budgétaire, mais plutôt des dépenses militaires accrues que pourrait entraîner une participation de la France dans une guerre contre l'Irak.

Dans les jours qui ont suivi, l'Allemagne s'est mise, elle aussi, à plaider pour une application souple du Pacte. Ainsi, en raison de la détérioration continue de la conjoncture économique, les prévisions de déficit budgétaire de l'Allemagne ont constamment été revues à la baisse au cours des derniers mois de 2002, de sorte que celui-ci atteindra environ 3,2% du PIB en 2002, grimpant jusqu'à 3,7% l'an prochain. Contrairement à 1996, L'Allemagne est donc maintenant partisane d'une application flexible du Pacte, d'autant que les inondations de l'été dernier lui ont laissé une lourde facture, que le nouveau programme de gouvernement de la coalition rouge-verte a pour priorité de réduire le chômage, et qu'il contient aussi l'engagement de mettre en œuvre une politique familiale audacieuse, toutes mesures qui nécessiteront de nouveaux impôts et la réduction d'avantages fiscaux, dans une conjoncture durablement médiocre, faisant même craindre une récession.

Justifiée par leurs contraintes électorales et économiques intérieures, la demande formulée par la France et l'Allemagne en faveur d'une application souple du Pacte a-t-elle motivé au premier chef les paroles prononcées par le président de la Commission européenne, M. Romano Prodi, qui, dans l'entrevue au Monde déjà mentionnée du 18 octobre, a déclaré que le Pacte est «imparfait», «stupide, comme toutes les décisions qui sont rigides», et qu'il faut donc «plus de flexibilité»? En tout cas, ces mots ont suscité la réprobation des pays ayant mis leurs finances publiques en bon ordre. Mais, plus encore, le Parlement européen est monté au front, convoquant même le président Prodi à venir s'expliquer. Au-delà du caractère médiatique de cette assignation, il demeure que le Parlement a mis avec justesse le doigt sur les questions cruciales soulevées par les propos de M. Prodi. En effet, plus encore que les craintes de ceux qui défendent la rigidité dans l'application du Pacte, notamment en matière d'endettement, d'inflation, de taux d'intérêts et d'investissement, c'est la situation actuelle et l'évolution souhaitée des rapports de force, d'une part entre les grands États de l'Union et les autres, d'autre part entre les institutions de l'Union, que les paroles de M. Prodi mettent en lumière.

RAPPORTS DE FORCE DANS L‘UNION EUROPÉNNE

Le fait que M. Prodi ait rapidement endossé la demande formulée par l'Allemagne et la France donne apparemment à croire que l'Union européenne serait devenue un directoire de grands États, qui se serviraient de leur poids politique de manière à ce que les règles précédemment adoptées par l'ensemble des États membres puissent être modifiées en fonction de leurs intérêts, alors même que de tels changements s'avèrent défavorables aux petits pays, qui, en l'occurrence, à l'exception du Portugal, se sont montrés rigoureux dans la gestion de leurs finances publiques.

C'est pourquoi M. Hans-Gert Pöttering, président du groupe PPE (Parti populaire européen, droite) au Parlement européen, s'est indigné des déclarations de M. Prodi. Pour M. Pöttering, qui exprime l'opinion de nombreux eurodéputés, de droite comme de gauche, la Commission «a clairement perdu son indépendance et agit sur la pression de quelques grands États».

Si cela est vrai, l'Union peut-elle continuer à fonctionner ainsi? Et qu'en sera-t-il à partir de 2004, lorsque l'Union comptera dix nouveaux membres? Le fait que les propos de M. Prodi surviennent après les péripéties budgétaires françaises et l'annonce que l'Allemagne crèvera, en 2002 et 2003, le plafond des 3% du PIB, et non pas après les dérives budgétaires précédentes du Portugal, confère à tout le moins une certaine densité aux commentaires de M. Pöttering.

GOUVERNANCE ÉCONOMIQUE DANS L'UNION EUROPÉENNE

Au-delà de la problématique mise de l'avant par le président du groupe PPE au Parlement européen, les propos de M. Prodi soulèvent toute la question de l'équilibre des pouvoirs au sein de l'Union européenne en matière de politique économique en général et budgétaire en particulier. Le président de la Commission, en admettant que le Pacte est stupide parce que rigide et qu'il convient donc de le modifier pour que son application puisse devenir flexible, indiquait aussi qu'il fallait, pour ce faire, l'unanimité des membres de l'Union européenne, condition fort contraignante soulignait-il.

Pour l'instant, la Commission, institution à qui il revient, sous l'autorité du Conseil européen des ministres de l'économie et des finances (Conseil Écofin), d'appliquer le Pacte, doit aujourd'hui le faire de façon stricte, tel que le prévoit l'accord de Dublin de 1996, sauf circonstances exceptionnelles résultant au premier chef d'une chute annuelle du PIB réel d'au moins 2%. En dehors de ces circonstances, M. Prodi reconnaît que la Commission serait bien prête à appliquer le Pacte de façon souple, de manière à pouvoir tenir compte de la conjoncture économique, mais qu'elle n'en a pas le pouvoir. Aussi réclame-t-il pour la Commission un rôle de «guide», chargé d'assurer la cohérence des politiques économiques et monétaires entre les États membres de l'Eurogroupe.

Plus largement, si M. Prodi réclame un tel rôle pour la Commission, c'est qu'il s'inquiète, non seulement du manque d'autorité et de latitude à la disposition de la Commission pour faire appliquer les règles européennes, mais encore de l'érosion constante de ses pouvoirs. Profitant du scandale ayant conduit à la démission en bloc des membres de la Commission Santer, les États membres ont augmenté leur poids dans le processus décisionnel. Aussi les nouveaux pouvoirs réclamés pour la Commission par M. Prodi, et notamment en matière de coordination économique, doivent-ils être inscrits dans les traités constitutifs afin d'assurer leur protection. C'est pourquoi M. Prodi en appelle à la Convention sur l'avenir de l'Europe, afin que le nouveau rôle de «guide» réclamé pour la Commission soit inscrit dans le projet de traité qu'elle soumettra aux chefs d'États et de gouvernement des États membres.

Mais encore faut-il, pour octroyer un tel rôle à la Commission et renforcer son indépendance face aux États membres, que le Convention aboutisse à un projet suffisamment fédéraliste. À l'heure actuelle, toutefois, vu la faible implication jusqu'à maintenant de la France dans les travaux de la Commission, contrairement à l'Allemagne, qui y a délégué son ministre des affaires étrangères, et l'attitude européenne pour le moins frileuse de M. Chirac sur plusieurs dossiers (finances publiques, élargissement et financement de celui-ci, agriculture, pêche), il pourrait sembler peu probable que la Convention en vienne à formuler un projet suffisamment fédéraliste pour donner suite aux revendications de M. Prodi.

En effet, les conclusions du groupe de travail sur la gouvernance économique dans l'Union, présentées le 28 octobre dernier, font ressortir un constat de divergence profonde. Ce sujet a conduit, en vérité, à la première impasse majeure au sein de la Convention. Alors que l'Union est confrontée à sa première crise économique majeure depuis l'introduction de l'euro, que le Pacte fait l'objet de critiques en raison de sa rigidité, et que l'élargissement va aggraver les problèmes de coordination économique entre les États membres, la Convention est paralysée par les divergences de vues entre, grosso modo, partisans du statu quo (les néolibéraux anglo-saxons) et ceux d'une plus grande intégration des politiques économiques au sein de la zone euro, dans laquelle la Commission détiendrait plus de pouvoirs. C'est d'ailleurs sur ce dernier point que se sont cristallisés les débats. Par exemple, en ce qui concerne les grandes orientations de politique économique (GOPE), qui sont adoptées chaque année par les Quinze et servent de guide aux États membres, il n'y a pas eu de consensus au sein du groupe de travail afin de conférer à la Commission un monopole de proposition. Un tel pouvoir lui assurerait un rôle moteur et déterminant, car, pour aller à l'encontre de son avis, les États membres devraient voter à l'unanimité.

Certains voulaient aussi que la Commission, seule, puisse adresser des avertissements aux gouvernements dont les finances publiques dérapent. Actuellement, le dernier mot sur ce sujet revient au Conseil Écofin, d'où des calculs politiques de la part des ministres, ce qui a permis à l'Allemagne et au Portugal d'échapper, en février dernier, à des blâmes par ailleurs justifiés. Une majorité au sein du groupe de travail s'est dégagée sur ce sujet, mais pas un consensus.

Si l'on se fie aux conclusions présentées le 28 octobre, l'avenir ne semble donc guère reluisant en ce qui concerne la perspective de voir la Commission obtenir, dans le projet de traité qui sera soumis par la Convention, un véritable rôle de gouvernance économique dans l'Union.

Un grand espoir est néanmoins permis. Tout est en effet possible, pourvu que l'Allemagne et la France marchent à l'unisson. C'est toujours la condition essentielle au bon fonctionnement et au développement de l'Union. Le rétablissement de l'alliance franco-allemande ces dernières semaines, plus particulièrement depuis le Conseil européen de Bruxelles des 24 et 25 octobre, alors qu'un accord sur le différend agricole est intervenu en prélude à cette rencontre, est à cet égard plus qu'encourageant.

Il est permis d'espérer qu'à moyen terme,
la Commission obtienne le rôle de «guide»
réclamé par M. Prodi

C'est ainsi que, selon certains observateurs, la nouvelle concordance de vues entre l'Allemagne et la France en ce qui concerne le Pacte les a amenés à travailler présentement à la formulation d'une position commune sur la gouvernance économique dans la zone euro, qu'ils soumettront par la suite à la Convention. Si l'on donnait suite à la volonté du ministre allemand des finances, M. Hans Eichel, cette position commune contiendrait une proposition d'octroi à la Commission du pouvoir de lancer elle-même une procédure d'avertissement pour déficit excessif, sans avoir à obtenir, au préalable, l'approbation du Conseil Écofin. Les sanctions continueraient toutefois à dépendre d'une décision préalable des ministres des finances. Par ailleurs, ni Paris ni Berlin ne sont désireux d'accroître les pouvoirs de la Commission dans l'élaboration des GOPE.

En dépit des perspectives apparemment sombres, il est donc permis d'espérer qu'à moyen terme, la Commission obtienne - même s'il est édulcoré - le rôle de «guide» réclamé par M. Prodi. Si cela se concrétisait, les paroles provocatrices de M. Prodi, de même que tout le débat sur la gouvernance économique dans l'Union européenne, n'auront pas été vains.