AFFAIRES EUROPÉENNES

Y a-t-il un avenir pour la PESC suite à la crise irakienne?

par Benoît Lapointe, avocat
lapointe.ben@qc.aira.com

La question irakienne a révélé à quel point le clivage est marqué, au sein de l'Union européenne, quant à son orientation fondamentale. Une scission est ainsi de nouveau apparue entre les deux conceptions de base de la construction européenne. L'on retrouve, d'un côté, les pays qui, menés par la France et l'Allemagne, ont une conception plutôt fédérale de l'Union, et qui seraient donc désireux de progresser sur la voie d'une certaine intégration, au premier chef en politique étrangère et de sécurité commune (PESC). L'objectif serait de permettre à l'Union de s'ériger en contrepoids diplomatique et, éventuellement, militaire face aux États-Unis. À l'opposé, il y a les pays dont la vision de l'Union est plutôt celle d'un grand marché, de sorte que si des avancées doivent être réalisées dans des domaines plus proprement politiques, cela ne pourra se faire qu'au moyen de la coopération. À leurs yeux, la PESC ne saurait, en conséquence, aller au-delà de la simple concertation dans la formulation et la mise en œuvre des politiques étrangère et de sécurité respectives des États membres. Le Royaume-Uni et l'Espagne ont montré, à l'occasion de la crise irakienne, à quel point ils tenaient à ce que cette idée confédérale de la construction européenne prévale.

À un moment charnière de son évolution, soit à la veille d'un nouvel élargissement, et alors qu'elle devra dans quelques mois se pencher sur les propositions de la Convention sur l'avenir de l'Europe (la Convention), l'Union vit l'une des plus graves crises de son histoire. La particularité de celle qui l'agite présentement est qu'elle se situe dans un secteur - la PESC - qui, pour ainsi dire, a valeur de test pour la poursuite de l'œuvre d'unification entreprise il y a plus de cinquante ans.

La construction européenne a été conçue, au départ, comme un processus évolutif, dont la vocation essentielle consiste à progresser vers une intégration toujours plus poussée. L'Europe en est maintenant à l'étape où des avancées s'imposent en PESC. Or, suite à la crise irakienne, les progrès en cette matière à l'échelle de l'Union deviennent de moins en moins probables.

On touche là au cœur de l'impasse actuelle pour l'avenir de la construction européenne: les membres actuels et futurs qui repoussent l'idée d'une véritable PESC forment un bloc puissant, bien en mesure de tenir tête au groupement de ceux qui voudraient avancer sur la voie d'une certaine intégration. Comme si les premiers avaient bien compris que la crise irakienne constitue le moment idoine d'affirmer fermement leur opposition de principe à une authentique PESC. Ils désirent, en réalité, éviter que celle-ci ne devienne un instrument susceptible de permettre à l'Union de s'ériger en bloc autonome, diplomatique et militaire, pouvant éventuellement porter ombrage aux États-Unis. Par leur attitude, ces membres veulent aussi signifier qu'ils refusent le leadership que la France et l'Allemagne exercent ou tendent à exercer sur l'Union, et qui risque, à leurs yeux, de conduire celle-ci plus loin dans la voie du fédéralisme.

L'UNION EUROPÉENNE: UNE COMMUNAUTÉ DE DESTIN ET DE VALEURS

Ces États sont toutefois loin de se montrer cohérents dans leur comportement à l'égard de l'Union. Celle-ci, en effet, en plus de constituer un grand marché, est également fondée sur des politiques communes qui traduisent une solidarité que l'on ne retrouve pas dans une zone classique de libre-échange, et même dans d'autres organisations internationales. C'est ainsi que la politique agricole commune et la politique de développement régional, notamment, s'expriment dans une péréquation dont bénéficient certains membres. Le fondement de cette redistribution se trouve précisément dans la communauté de destin que forme l'Union, seule justification au fait que certains membres contribuent plus qu'ils ne reçoivent.

Plus largement, cette communauté de destin s'inscrit en référence à une communauté de valeurs. En ce sens, la volonté des États alignés sur la position américaine, d'une part de limiter l'Union à n'être qu'un grand marché, d'autre part d'assurer le maintien, bien souvent à leur bénéfice, des grandes politiques de solidarité, est tout à fait contradictoire. Le ressentiment exprimé par M. Jacques Chirac à l'égard, en particulier, des futurs pays membres qui ont appuyé la position américaine, s'en trouve dès lors justifié.

L'amertume du président français est d'autant plus fondée que, lorsqu'on prolonge la réflexion de manière à identifier ce qui constitue le socle même de l'Union, force est d'affirmer que la solidarité inscrite dans ses germes implique également une loyauté à l'intérieur de la communauté de destin partagée. C'est ce qu'a voulu dire M. Valéry Giscard d'Estaing, dans l'entretien qu'il a accordé à l'AFP, le 25 mars dernier, en affirmant que « le comportement d'un certain nombre d'États membres invite à s'interroger sur la place donnée à la solidarité au sein de l'Union européenne. »

Ces paroles du président de la Convention rappellent que les gestes posés par les États membres doivent refléter une certaine loyauté, non seulement en regard du fonctionnement des institutions et des politiques communautaires, mais également en ce qui touche les domaines en friche, c'est-à-dire appelés à progresser afin que l'Union puisse se réaliser pleinement. La PESC vient, à cet égard, au premier rang. C'est pourquoi les déclarations et gestes des membres actuels et futurs qui trahissent les objectifs assignés à l'Union et, tout spécialement, à sa PESC, sont inacceptables. Le traité sur l'UE stipule, à cet égard, que les États membres « s'abstiennent de toute action contraire aux intérêts de l'Union ou susceptible de nuire à son efficacité en tant que force de cohésion dans les relations internationales. »

LA NÉCESSAIRE REFONDATION DE L'EUROPE

En raison de l'impasse à laquelle on peut s'attendre en ce qui concerne les progrès, dans un proche avenir, de la PESC à l'échelle de l'Union, n'y aurait-il pas lieu de poser de nouveaux jalons? La division des Européens à propos de la crise irakienne ne souligne-t-elle pas l'urgence de la création d'une avant-garde, ou noyau dur, s'agissant de PESC? Se pose alors la question du cadre approprié.

Sur ce point, les nouvelles dispositions concernant les coopérations renforcées ne sont pas d'un grand secours. Elles ne visent que la mise en œuvre d'une action ou position commune, c'est-à-dire qui se situe au niveau des moyens et non à l'étape première des principes et orientations générales. De plus, « [e]lles ne peuvent pas porter sur des questions ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense. » La PESC, même sans coopérations renforcées, doit d'ailleurs être compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans le cadre de l'OTAN. Et - autre handicap - le vote à la majorité qualifiée, en plus d'être inapplicable aux décisions ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense, ne se situe, là aussi, qu'au niveau des actions et positions communes.

Les dispositions concernant la PESC, complétées par celles ayant trait aux coopérations renforcées, ne peuvent donc servir à faire de l'Union une entité diplomatique et militaire véritablement autonome, pouvant un jour faire contrepoids à la puissance américaine. Dans le cadre actuel, même éventuellement bonifié suite aux propositions de la Convention, l'Union est donc condamnée à demeurer un acteur de second plan dans les relations internationales. Aussi, le Royaume-Uni et l'Espagne n'ont-ils rien à craindre d'une éventuelle orientation sinon fédérale, du moins autonome, de la PESC.

Ne conviendrait-il pas,
dès maintenant,
de refonder l'Europe?

Devant un tel constat, il conviendrait que la France et l'Allemagne, ainsi que les autres membres de l'Union désireux de progresser sur la voie d'une authentique PESC, concluent à cette fin un autre traité. Celui-ci viserait, dans une première étape, l'étroite coordination des politiques étrangère et de sécurité des signataires; puis, dans un second temps, s'enclencherait un mécanisme prévoyant, par étapes, une certaine intégration. Cette autre approche pourrait, par un effet d'entraînement et ses succès éventuels, non seulement favoriser l'européisation des politiques étrangère et de sécurité des autres membres de l'Union, mais aussi les inciter à se joindre au groupe pionnier.

La construction européenne, en tant que processus dynamique, se doit d'avancer. La priorité se situe, aujourd'hui, au niveau de la PESC. Puisqu'il s'avère impossible, dans le cadre des dispositions actuelles et même futures du traité sur l'UE, de progresser de manière significative sur la voie d'une véritable PESC, pourquoi les États désireux d'avancer dans cette voie ne se donneraient-ils pas les moyens de leurs ambitions? Ne conviendrait-il pas, dès maintenant, de refonder l'Europe? De recréer un noyau dur, mais dans un cadre différent? Ne serait-ce pas là retrouver le souffle des Pères de l'Europe?


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Commerce Monde #35