AFFAIRES EUROPÉENNES

L'Union européenne et l'après-guerre en Irak
Réconciliation, puis retour en force des priorités européennes

par Benoît Lapointe, avocat
lapointe.ben@qc.aira.com

Après les sérieux déchirements liés au conflit irakien, qui l'ont ébranlée jusque dans ses fondements, l'on aurait pu croire que de longs mois seraient nécessaires pour que l'Union européenne retrouve l'unité minimale requise pour la progression de ses dossiers prioritaires. D'autant que les préoccupations d'ordre intérieur dans de nombreux pays membres étaient assez sérieuses pour faire craindre un détournement de l'énergie devant être consacrée à l'avancement des dossiers européens. Mais tel n'a pas été le cas. Les efforts consacrés à la réconciliation des pays membres, divisés par la guerre en Irak, ont assez rapidement porté fruit. Les premiers résultats tangibles, résultant de l'amélioration sensible du climat politique entre partisans et opposants à l'intervention armée en Irak, se sont manifestés quelques semaines avant l'aboutissement favorable des travaux de la Convention sur l'avenir de l'Europe (la Convention), qui a en quelque sorte donné un coup d'accélérateur aux travaux de l'Union.

LES GOUVERNEMENTS EUROPÉENS AU CŒUR DES PRÉOCCUPATIONS DOMESTIQUES

Ces derniers mois, des élections, soit à l'échelle nationale (Belgique et Pays-Bas) soit locale (Grande-Bretagne, Espagne, Italie et Allemagne), ont certes mobilisé pour une grande part les gouvernements et la classe politique de ces pays. Mais la situation économique, proche de la récession dans certains grands États de l'Union, a placé les gouvernements devant des choix difficiles, rendus plus délicats encore par les contraintes qu'impose la monnaie unique au niveau des politiques budgétaires. L'Allemagne et la France, en particulier, qui sont dans la ligne de mire de la Commission européenne, gardienne du Pacte de stabilité et de croissance, ont été sommées de réduire leur déficit public. Les gouvernements de ces deux pays, de même que celui de l'Autriche, ont choisi de faire assumer les sacrifices par les travailleurs, notamment par l'augmentation du nombre d'années de cotisation nécessaires pour l'accès aux prestations de retraite, ce qui a déclenché des mouvements sociaux de grande ampleur chez les salariés du secteur public.

Les préoccupations domestiques des gouvernements des pays membres sont, après tout, survenues à un moment propice, alors que l'Europe était en panne : en effet, l'Union, fortement divisée suite au conflit irakien, devait nécessairement passer par une période de fonctionnement au ralenti afin de retrouver une unité minimale, condition essentielle pour qu'elle se remette à faire cheminer les dossiers en chantier et à en ouvrir de nouveaux.

L'IMMÉDIAT APRÈS-GUERRE : LA NÉCESSAIRE RÉCONCILIATION ENTRE LES MEMBRES DE L'UNION

Le désir de faire progresser la construction européenne durant la période d'immédiat après-guerre en Irak était peu palpable, on peut aisément le comprendre, chez les dirigeants européens. Cet état d'esprit s'est évidemment répercuté, à l'époque, sur les travaux de la Convention, qui semblaient se diriger tout droit vers un échec annoncé. Mais, en vérité, la préoccupation essentielle pour l'Union au cours de cette période fut non pas l'avancement de dossiers tel la politique de sécurité et de défense, non plus que la solution du problème de la réforme de la politique agricole commune (PAC); il était d'un tout autre ordre, à savoir la réconciliation parmi les membres de l'Union, entre partisans et opposants à l'intervention armée en Irak. Les rancœurs étant grandes, en effet, entre certains dirigeants européens. De plus, le couple franco-allemand, en dépit d'une solidité qui semblait à toute épreuve, a semblé battre de l'aile suite à ce qui a paru être une trahison, par l'Allemagne, de l'alliance qu'elle avait nouée avec la France au sujet du conflit irakien. Les Allemands se sont en effet assez rapidement réconciliés avec les Américains, en faisant quelque peu cavalier seul, donnant l'impression de laisser leurs alliés, qui s'étaient placés en première ligne de l'opposition à l'intervention armée, sur le bord de la route.

Cet incident s'inscrit dans un contexte particulier. Car les efforts diplomatiques de l'Allemagne et de la France dans l'immédiat après-guerre en Irak ont été concentrés non seulement sur la réconciliation avec les États membres actuels et futurs qui avaient appuyé l'intervention armée, mais également avec les États-Unis. Ces démarches étaient primordiales, car deux importants pays de l'Union ne peuvent demeurer longtemps en froid avec les États-Unis sans nuire à celle-ci.

LE DÉBLOCAGE ENTRAÎNÉ PAR LE DÉPÔT DU PROJET DE CONSTITUTION DE L'UNION EUROPÉENNE

Après une période que l'on pourrait qualifier de statu quo dans les semaines et mois ayant suivi la guerre en Irak, c'est-à-dire, grosso modo, mars, avril et mai, un déblocage majeur eut lieu à partir du mois de juin en ce qui touche l'avancement de la construction européenne. L'élément déclencheur a consisté en l'issue favorable des travaux de la Convention, qui, le 13 juin, a clos ses délibérations par l'adoption assez inattendue d'un projet de traité pour l'Union européenne élargie, que son président, M. Valéry Giscard d'Estaing, a remis aux chefs d'État et de gouvernement réunis en Conseil européen à Thessalonique, les 19, 20 et 21 juin. Ce succès inespéré a, par un effet d'entraînement, permis de débloquer certains dossiers d'importance qui menaçaient de s'enliser; comme pour confirmer l'observation souvent faite à l'effet que l'Europe n'avance que par crises. Ainsi, le bon accueil que les dirigeants européens ont réservé, à Thessalonique, au projet de Constitution, a été suivi, le 26 juin, par l'aboutissement du dossier de la réforme de la PAC, qui risquait à nouveau de diviser profondément les pays membres. Cette ferveur européenne retrouvée a ainsi permis de sauver, in extremis, la présidence grecque de l'Union européenne, dont les priorités avaient été mises en veilleuse par la division due au conflit irakien.

Il y a donc lieu de se réjouir, sur le plan politique, de l'aboutissement favorable des travaux de la Convention. Le projet soumis prévoit un fonctionnement plus efficace des institutions, en proposant de réduire le nombre de commissaires de 20 à 15 à partir de 2009. Mais, ce qui doit être souligné en priorité, c'est qu'il suggère d'étendre le principe du vote à la majorité qualifiée dans une cinquantaine de domaines, notamment la politique économique, la coopération judiciaire et policière. Cette proposition, si elle est acceptée, diminuera l'emprise de la règle de l'unanimité - et donc du droit de veto - dans le fonctionnement de l'Union. L'on parviendrait, de la sorte, à pousser un peu plus loin l'intégration des pays membres.

Mais la partie n'est pas encore gagnée. Certains États s'opposent, en particulier, à cette extension du champ d'application du vote à la majorité qualifiée; d'autres, parfois les mêmes, critiquent la diminution du nombre de commissaires, ou encore la révision des modalités de vote au Conseil des ministres, toutes mesures qui diminueraient leur poids politique. La Commission, quant à elle, redoute que la présidence unique et permanente de l'Union européenne qu'instituerait la future Constitution n'en vienne à réduire son rôle.

Le projet de Constitution a néanmoins été adopté, par le Conseil européen de Thessalonique, comme base de discussion des travaux de la Conférence intergouvernementale (CIG) qui s'ouvrira le 15 octobre 2003. Celle-ci devrait conduire, au plus tard avant les élections au Parlement européen du 13 juin 2004, à la signature du nouveau traité constitutionnel dans la capitale italienne.

Le projet de Constitution, dans sa substance, propose donc un approfondissement de l'Union européenne. Mais des perspectives s'ouvrent aussi au niveau de l'élargissement. En effet, alors que l'Union accueillera, le 1er mai 2004, dix nouveaux membres, et que se profile à l'horizon l'adhésion de la Bulgarie, de la Roumanie et de la Turquie, les chefs d'État et de gouvernement réunis à Thessalonique viennent de lancer un processus d'adhésion pour cinq pays des Balkans : l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Macédoine et la Serbie-Monténégro.

UNE EMBELLIE DANS LE CLIMAT POLITIQUE

Le dépôt du projet de Constitution a certes eu un effet d'entraînement considérable. Mais déjà, dans les semaines qui ont précédé l'aboutissement des travaux de la Convention, l'on pouvait noter une amélioration sensible du climat politique entre les États membres, de sorte que l'Union, quoique dans des secteurs en apparence techniques mais comportant des enjeux politiques non négligeables, avait déjà recommencé à progresser.

C'est ainsi que l'Union s'est entendue, début juin, pour envoyer une force de maintien de la paix en République démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre). C'est la première fois qu'une telle force de l'Union intervient en dehors des frontières de l'Europe. Il s'agit aussi de la première mission qui n'est pas sous le contrôle de l'OTAN.

Il faut également souligner les progrès qui furent accomplis, d'abord au niveau d'un des aspects opérationnels de l'Europe de la défense, puis en ce qui concerne l'Europe spatiale. C'est ainsi qu'à la fin du mois de mai, trois dossiers importants, qui étaient en discussion depuis des mois en raison des forts enjeux industriels et de souveraineté qu'ils impliquent, ont été débloqués. Il s'agit tout d'abord de la remise à flot d'Arianespace (pour le lancement de satellites commerciaux); ensuite, de l'accord concernant le financement de Galiléo, le système européen de navigation par satellite susceptible de rivaliser avec le GPS (Global Positioning System) américain; enfin, de la commande du futur camion militaire du ciel, l'Airbus A400M. Petits progrès en apparence, et dans des domaines techniques, mais qui, dans le contexte politique dégradé qui prévalait peu avant au sein de l'Union, méritent tout de même d'être signalés.

CONCLUSION

L'époque qui a suivi la guerre en Irak, après une période immédiate de statu quo en ce qui touche la progression des dossiers européens, aura, en bout de ligne, conduit à remettre les dossiers européens au premier rang des priorités internationales des gouvernements européens. Crédit doit en être donné aux efforts déployés en vue de la réconciliation entre les États membres, mais surtout au résultat favorable des travaux de la Convention.

Ce recentrage vers l'Europe aura permis des avancées dans des domaines tant techniques que proprement politiques. C'est, somme toute, un bon bilan, car la guerre en Irak avait ouvert de profondes blessures parmi les dirigeants européens, qu'on aurait pu croire difficilement cicatrisables dans un laps de temps aussi court. L'Europe n'avance que par crises, répètent plusieurs observateurs. C'est sans doute un peu vrai. Après cette grave secousse, l'Europe s'est donc remise à progresser.

Certains craignent toutefois que la présidence de l'Union qu'exercera M. Silvio Berlusconi jusqu'au 31 décembre 2003, n'entraîne un ralentissement sensible de la cadence. C'est faire peu de cas du programme d'action pour l'Union que le premier ministre italien a présenté, malgré le tumulte, au Parlement européen le 2 juillet dernier, et dans lequel il place notamment en priorité l'achèvement, avant la fin de sa présidence, du processus devant conduire à l'adoption d'une Constitution pour l'Europe. Voudrait-il d'ailleurs ralentir la progression de la construction européenne qu'il ne le pourrait pas. Le rôle de la présidence de l'Union est somme toute relatif. Elle ne peut freiner la Commission dans son rôle de proposition, ni le désir de la majorité des dirigeants européens de faire avancer l'Europe, si un tel état d'esprit se maintient dans les prochains mois.


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Commerce Monde #36