AFFAIRES EUROPÉENNES

La controverse sur les cultures à base d'OGM dans l'Union européenne: un faux débat?

par Benoît Lapointe, avocat
lapointe.ben@qc.aira.com

Jamais un symbole n'a mieux représenté l'antagonisme entre les modèles d'agriculture européen et américain que les organismes génétiquement modifiés (OGM). À entendre ceux qui s'opposent à la production et à la mise en marché sur le territoire de l'Union européenne des produits qui en contiennent, leur diffusion sur le Vieux Continent se traduirait, en fait, par l'importation d'un modèle de production axé sur l'agrobusinness, étranger, semble-t-il aux conceptions européennes. José Bové, porte-étendard de ce mouvement, constitue la figure emblématique de tout ce courant d'opposition encore tenace.

Fin juillet 2003, l'Union européenne a adopté une nouvelle réglementation concernant les cultures à base d'OGM, qui ouvre la voie à la levée prochaine du moratoire qu'elle avait imposé en 1999 relativement aux nouvelles autorisations de mise en culture et de mise en marché de semences à base d'OGM. Les États-Unis, qui, avec le Canada et l'Argentine, contestent ce moratoire depuis le début, ne se montrent toutefois pas satisfaits de la nouvelle réglementation. Il en va de même des mouvements écologistes.

L'avènement de la nouvelle réglementation, du fait des critiques qu'elle entraîne, nous incite à nous pencher quelque peu sur le débat qui a cours depuis quelques années en Europe à propos des OGM, de façon à essayer d'y voir un peu plus clair sur le plan des enjeux, mais également pour examiner sommairement la valeur des arguments qu'invoquent les tenants et opposants à cette forme de culture. Mais auparavant, il est bon de chercher à connaître l'utilisation qui est faite des OGM dans l'agriculture et le commerce des produits agricoles.

LES OGM DANS L'AGRICULTURE

Un OGM est un organisme génétiquement modifié ou transgénique. Ce terme, qui désigne les plantes dites manipulées, englobe en réalité les bactéries et les animaux dont l'ADN a subi avec succès une opération de génie génétique. Née il y a environ trente ans, la technique de la manipulation génétique permet d'ajouter un génome à un organisme afin de doter ce dernier d'un nouveau caractère héréditaire. À l'heure actuelle, 99% des manipulations végétales visent à conférer deux types de propriétés à des espèces de grande culture (maïs, soja, coton, colza, notamment), à savoir la tolérance à un herbicide universel et la résistance aux ravageurs. La simplification des tâches de désherbage et la réduction de l'usage onéreux des pesticides sont les arguments commerciaux majeurs de cette nouvelle forme de culture. Ces qualités ont permis aux créateurs de ces plantes - en grande partie américains - de prendre des parts substantielles sur le marché international des semences.

LE MORATOIRE EUROPÉEN SUR LES OGM

Alors que la Commission européenne avait déjà autorisé la culture et la mise en marché de 18 semences à base d'OGM, la France, la Grèce, le Danemark, l'Italie et le Luxembourg, rejoints en 2001 par l'Autriche et la Belgique, tous sous la pression de leur opinion publique alertée par les ONG (organisations non gouvernementales) écologistes, ont contraint la Commission à imposer, en juin 1999, un moratoire sans base juridique, ou de facto. Il s'agit plus précisément d'un gel ou d'une suspension de toute nouvelle autorisation de mise en culture et de mise en marché de semences à base d'OGM, et ce jusqu'à l'adoption, par l'Union, d'une nouvelle réglementation devant remplacer celle de 1997, jugée trop peu contraignante. Son objet devait consister en l'information adéquate des agriculteurs et des consommateurs européens sur la présence d'OGM dans l'alimentation humaine et animale. La Commission a donc adopté, en juillet 2001, deux règlements en ce sens.

LA RÉACTION AMÉRICAINE AU MORATOIRE

Le 13 mai 2003, les États-Unis, considérant le moratoire comme contraire aux règles convenues dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), notamment l'Accord relatif aux mesures sanitaires et phytosanitaires, ont saisi cette organisation. Les consultations ayant eu lieu par la suite n'ayant pas donné les résultats escomptés par l'administration Bush, celle-ci, appuyée en cela par les gouvernements canadien et argentin, a officiellement demandé, en août dernier, la constitution d'un groupe spécial chargé d'examiner la légalité de la mesure européenne et d'en faire rapport.

Il faut dire que l'enjeu commercial soulevé par le moratoire européen est considérable pour les États-Unis. Les exportateurs américains d'OGM évaluent ainsi leur manque annuel à gagner en Europe à quatre milliards de dollars américains. Cette plainte devant l'OMC s'ajoute à de nombreux autres contentieux commerciaux transatlantiques, au premier chef l'acier, le bœuf nourri aux hormones et les subventions agricoles.

LA NOUVELLE RÉGLEMENTATION EUROPÉENNE

Après avoir franchi l'étape de son adoption, le 2 juillet, par le Parlement européen, le Conseil européen des ministres de l'agriculture a procédé, le 22 juillet suivant, à l'adoption des deux nouveaux règlements proposés par la Commission.

Les deux textes rendent désormais obligatoire l'étiquetage des produits destinés à la consommation humaine et animale contenant des OGM, dès lors que leur présence dans ces produits dépasse 0.9%. En dessous de ce seuil, la présence des OGM est considérée comme accidentelle. L'étiquette permettra d'identifier la présence d'OGM tout au long de la chaîne alimentaire (traçabilité). Il ne sera cependant pas obligatoire d'indiquer la teneur exacte de concentration en produits transgéniques, peu importe que le pourcentage se situe, par exemple, à 3% ou à 40% du produit. La nouvelle réglementation laisse néanmoins entier le problème de la coexistence des cultures classiques, notamment biologiques, et de celles à base d'OGM, les secondes pouvant aisément contaminer les premières uniquement par l'effet d'une brise.

L'Union se dote ainsi de ce qui est considéré comme la réglementation la plus sévère au monde en ce qui concerne l'étiquetage et la traçabilité des OGM, si on la compare à des pays comme, par exemple, le Japon et la Corée, où le seuil fixé de déclaration obligatoire est de 5%. Une telle rigueur vise bien sûr à donner satisfaction aux revendications exprimées par les mouvements écologistes, canalisées par les gouvernements et les eurodéputés. Mais elle a aussi pour objectif - c'est du moins celui de la Commission - de calmer le jeu avec les Américains par la levée du moratoire, au moment où ont lieu, dans le cadre du cycle de négociations commerciales multilatérales de Doha sous l'égide de l'OMC, de difficiles tractations entre les États-Unis et l'Union européenne relativement aux subventions agricoles et aux taxes à l'importation. Néanmoins, ni les écologistes ni les Américains ne sont satisfaits de la nouvelle réglementation.

L'INSATISFACTION DES ÉCOLOGISTES

Les premiers reprochent substantiellement à l'Union d'avoir ouvert la porte toute grande aux OGM en Europe. Pourtant, dix-huit autorisations de mise en culture et de mise sur le marché de semences à base d'OGM avaient déjà été émises avant l'adoption du moratoire de juin 1999, et qui plus est en ce qui concerne des semences d'une importance particulière dans le commerce agricole, comme le maïs, le colza et le soja. Ainsi, 35 millions de tonnes de soja transgénique sont importées chaque année dans l'Union.

Les écologistes reprochent également à la nouvelle réglementation de ne pas rendre obligatoire la mention, sur l'étiquette, du pourcentage exact d'OGM entrant dans la composition des produits. Ils la condamnent en outre parce que les produits dérivés (viande, œuf, lait, fromage) provenant d'animaux nourris aux OGM n'entrent pas dans le champ d'application des nouveaux règlements. Cependant, la distinction entre les deux filières (animaux nourris sans OGM et avec OGM) n'a, en l'état actuel des connaissances scientifiques, aucun fondement sur le plan de la sécurité sanitaire. La viande ou le lait issus d'une vache qui a consommé des OGM ne contiennent pas plus de plante OGM qu'ils ne contiennent d'herbe.

Enfin, les écologistes regrettent que la nouvelle réglementation ne contienne pas de dispositions traitant du problème de la contamination des cultures traditionnelles par les cultures transgéniques. Lors de l'adoption des règlements par le Conseil des ministres européens de l'agriculture, l'Allemagne, l'Autriche, le Luxembourg et le Portugal ont plaidé pour l'adoption rapide d'une réglementation communautaire sur la coexistence des cultures. Mais la Commission, s'appuyant sur le fait que les conditions de production agricole varient considérablement d'un État membre à l'autre, préfère laisser chaque État légiférer en cette matière, du moment que les mesures adoptées ne vident pas de sa substance les deux nouveaux règlements, en interdisant, par exemple, les cultures à base d'OGM sur de grandes surfaces; en d'autres mots, à la condition que l'autorisation de cultiver des semences contenant des OGM, désormais permise par les règlements communautaires, ne se transforme pas en prohibition déguisée du fait des mesures nationales.

L'OPPOSITION DES AMÉRICAINS À LA NOUVELLE RÉGLEMENTATION

De leur côté, les Américains ne se montrent pas plus satisfaits. À leur avis, même si la nouvelle réglementation signifie la fin prochaine du moratoire, il demeure qu'elle viole tout autant les règles de l'OMC. Ils soutiennent qu'elle aura un effet dissuasif sur l'agriculteur et le consommateur européens, en créant, par le moyen de l'étiquetage obligatoire, une discrimination entre les produits obtenus sans OGM et ceux en comportant, défavorisant ainsi ces derniers. Ils maintiennent, en conséquence, leur plainte devant l'OMC, quitte à la modifier en fonction de la situation née de la nouvelle réglementation

Les écologistes caressent en tout cas l'espoir que la nouvelle réglementation entraînera précisément l'effet que craignent les Américains, de sorte que l'on en vienne à passer d'un moratoire politique à un moratoire pratique. Si tel est le résultat des nouvelles normes concernant l'étiquetage, le sort de la réglementation européenne devant l'OMC ne sera plus favorable qu'en vertu du moratoire.

Quand on considère les préjugés négatifs qui entourent les OGM en Europe, surtout depuis les actions d'éclat de José Bové, il est permis de croire que les agriculteurs et les consommateurs européens bouderont effectivement les produits obtenus à partir d'OGM, du moins durant les premières années d'application de la nouvelle réglementation. Ainsi, selon un récent sondage Eurobaromètre, 71% des consommateurs européens refusent de goûter des aliments contenant des OGM. Avec le temps, néanmoins, leur position est susceptible d'évoluer. Surtout si, comme c'est le cas actuellement, aucun effet nocif sur leur santé n'est prouvé.

C'est d'ailleurs pourquoi il n'a pas été possible, pour la Commission, d'invoquer le principe de précaution pour justifier son moratoire. Aussi tente-t-elle de faire en sorte que les mentalités changent progressivement. En ce sens, Frank Fishler, le commissaire européen à l'agriculture, appelle les Européens à prendre en compte le rôle sans cesse croissant des OGM, non comme une fatalité mais parce qu'une application responsable de la biotechnologie ouvre de vastes perspectives au secteur agricole européen. En d'autres termes, puisque que les effets nocifs des OGM sur la santé des consommateurs ne sont pas démontrés, il est préférable que les agriculteurs européens, dans un contexte de commerce international des produits agricoles très concurrentiel, profitent de ce nouveau marché aux perspectives immenses, plutôt que de laisser les Américains le dominer.

CONCLUSION

Face à l'inquiétude des consommateurs européens pour leur santé, dont leurs gouvernements se firent l'écho, la Commission européenne n'avait d'autre choix que d'imposer, en juin 1999, un moratoire sur toute nouvelle autorisation de mise en culture et de mise en marché de semences comportant des OGM. Le moratoire devait demeurer en vigueur jusqu'à l'adoption, par l'Union, d'une réglementation plus stricte, ayant pour objet l'information adéquate des agriculteurs et des consommateurs européens, en particulier au moyen d'un étiquetage permettant d'identifier la trace des OGM dans la chaîne alimentaire, le but recherché étant que l'agriculteur et le consommateur puissent faire un choix éclairé.

La nouvelle réglementation vient d'être adoptée, ce qui signifie que le moratoire européen sera bientôt levé. Elle ne satisfait toutefois pas les écologistes, qui la jugent encore trop laxiste. Mais ceux-ci caressent l'espoir que les consommateurs, du fait de l'étiquetage et de la crainte des effets nocifs de ces produits sur leur santé, en viennent à les bouder. C'est précisément ce que redoutent les Américains, qui, ayant saisi l'OMC de la légalité du moratoire, considèrent que leur contestation vaut tout autant en ce qui concerne la nouvelle réglementation, puisque celle-ci aura pour effet de désavantager les produits à base d'OGM sur le marché des produits agricoles.

Les prochains mois nous révéleront les impacts véritables de cette nouvelle réglementation sur la consommation de produits à base d'OGM dans l'alimentation humaine et animale en Europe. Il est probable qu'elle entraînera l'effet discriminatoire appréhendé par les Américains, car les consommateurs européens semblent effectivement craindre, du moins pour l'instant, les conséquences de la consommation de produits à base d'OGM. Cette appréhension a, pour une bonne part, été suscitée par le battage médiatique ayant entouré les actions d'éclat de José Bové et de ses partisans. Toutefois, aucune preuve scientifique n'est encore venue étayer cette peur. C'est pourquoi la Commission européenne tente d'amener les agriculteurs et consommateurs européens à modifier leur opinion sur les OGM, non seulement afin d'éviter d'enfler le contentieux commercial qui oppose l'Union aux États-Unis, mais aussi pour ouvrir de nouvelles perspectives à l'agriculture européenne. En réalité, la Commission, depuis le début de la controverse en Europe sur les OGM, semble considérer qu'il s'agit là d'un faux débat. En l'état actuel des connaissances scientifiques sur le sujet, n'est-il pas permis de lui donner raison?


Retour à la Une

Imprimer cet article

Commerce Monde #37