AFFAIRES EUROPÉENNES

Monsieur Benoît Lapointe, avocat et maître en Relations internationales gradué de l'Université Laval et spécialiste en droit communautaire européen, aura signé 18 analyses exclusives étoffées. Il signe ici son dernier texte, mais sa contribution reste un grand acquis pour les lecteurs de Commerce Monde.

À partir de janvier 2004, il retournera à l’enseignement (Droit du commerce international) à l'Université du Québec à Chicoutimi (UQAC).

Merci d'avoir dit oui et d'avoir livré avec tant de professionalisme, Benoît, et bonne continuation.

De toute l'équipe, merci Benoît pour ces belles années de fidèle collaboration.

 

La Conférence intergouvernementale sur la future Constitution européenne: un échec annoncé?

par Benoît Lapointe, avocat
lapointe.ben@qc.aira.com

La conférence intergouvernementale (CIG) qui s'est ouverte à Rome le 4 octobre dernier, a pour but l'adoption d'une Constitution pour l'Union européenne élargie, c'est-à-dire qui comptera 25 membres à partir du 1er mai 2004, et probablement, à terme, 27 ou 28. L'adoption d'une loi fondamentale pour l'Union a ainsi été rendue nécessaire afin que les institutions de l'Union puissent fonctionner adéquatement suite à un tel élargissement. Mais d'autres motifs ont également présidé à la mise en place du processus. D'abord, la succession de traités depuis celui de Rome de mars 1957, qui avait créé la Communauté économique européenne, avait conduit à rendre l'ensemble illisible et incompréhensible pour le citoyen européen. L'on souhaitait également rendre la présence de l'Union plus cohérente sur la scène politique internationale, où la cacophonie règne plus souvent qu'autrement. C'est pourquoi, lors du Conseil européen de Laeken de décembre 2001, il a été décidé de créer une Convention sur l'avenir de l'Europe (la Convention), présidée par l'ancien président français, Valérie Giscard d'Estaing, avec pour mission de préparer un projet de Constitution. C'est sur la base du texte adopté par celle-ci en juillet dernier, après 16 mois de laborieux travaux, que les participants à la CIG doivent œuvrer à l'élaboration du texte constitutionnel final.

La question majeure en ce qui concerne cette conférence diplomatique est de savoir s'il convient de n'apporter que des ajustements au projet de traité, dans le but de le parfaire mais sans toucher à sa structure, ou bien plutôt de le modifier sensiblement; en fait d'en renégocier certains pans, malgré le consensus atteint au terme de la Convention.

En raison de la participation de représentants de tous les États membres, actuels et futurs, ainsi que des institutions de l'Union et des Parlements nationaux, force est de reconnaître une sorte de pouvoir constituant à la Convention. Néanmoins, la Commission européenne et certains États, soit les membres actuels de petite et moyenne tailles, de même que la quasi-totalité des futurs membres, demandent que l'on renégocie certaines parties majeures du projet de traité, notamment ses aspects institutionnels.

LES ACQUIS DE LA CONVENTION

Malgré l'échec que plusieurs lui prédisaient, la Convention a néanmoins rédigé et adopté un projet de traité dans les délais prévus. Les avancées que celui-ci contient devraient ainsi permettre un fonctionnement adéquat de l'Union au niveau institutionnel pour les prochaines années.

La Convention est d'abord parvenue à l'élaboration d'un texte unique devant remplacer l'ensemble des traités qui forment l'Union telle qu'on la connaît aujourd'hui, et dont l'accumulation avait fini par composer un tout d'une complexité inouïe.

Le projet de traité prévoit également d'intégrer la Charte européenne des droits fondamentaux, qui garantira à chaque citoyen de l'Union le respect des libertés fondamentales et des principes démocratiques.

Le projet établit aussi une meilleure définition des compétences de l'Union, et garantit le respect du principe de subsidiarité, en vertu duquel l'Union n'agit que dans les domaines où les États membres ne peuvent le faire ou le feraient avec moins d'efficacité qu'au niveau européen.

Le texte définit en outre de nouveaux moyens d'action dans la lutte contre la criminalité, ainsi que dans la gouvernance économique et sociale.

Dans le but de rendre le processus décisionnel plus démocratique, le projet accorde un rôle accru au Parlement européen. La seule institution élue se verra notamment conférer un pouvoir plus grand en matière budgétaire. C'est ainsi que, dorénavant, l'adoption du cadre financier pluriannuel par le Conseil des ministres de l'économie et des finances ne pourra avoir lieu qu'après l'approbation de celui-ci par les eurodéputés. Ces derniers auront aussi le dernier mot en ce qui concerne le budget annuel.

Dans sa recherche d'un fonctionnement plus efficace de l'Union, le projet propose une présidence permanente du Conseil européen, appelée à remplacer le système actuel de la présidence semestrielle tournante. Cette innovation vise à assurer une meilleure continuité des actions engagées par l'Union. Le projet de traité clarifie par ailleurs le rôle de cet organe clé qui donne l'impulsion nécessaire au développement de l'Union.

Dans ce même esprit d'efficacité, le projet de traité ajuste la composition de la Commission européenne, en prévoyant de réduire son effectif à 15 membres à partir de 2009 (en vérité 13 commissaires, auxquels s'ajouteront le président de l'Union et le ministre des Affaires étrangères).

Finalement, dans le but d'accroître le poids et la crédibilité de l'Union sur la scène politique internationale, il propose la création d'un poste de ministre européen des Affaires étrangères, qui représentera l'Union dans le monde et parlera en son nom.

Malgré ces progrès, qu'il convient de saluer dans le contexte politique européen actuel encore marqué par les divisions consécutives au conflit en Irak, certains désirent profiter de la tenue de la CIG afin d'apporter au texte des modifications substantielles. Il s'agit, comme nous l'avons mentionné, de la Commission européenne et des États membres de moyenne et petite tailles, auxquels s'ajoutent la quasi-totalité de ceux qui feront leur entrée dans l'Union le 1er mai 2004. Les changements demandés par la première et les seconds se recoupent souvent, même si les motifs invoqués diffèrent. Les grands États soutiennent néanmoins qu'il ne faut pas renégocier les parties du projet dont on demande la modification, car cela ébranlerait le consensus péniblement atteint par la Convention, qu'il serait par la suite ardu de reconstituer.

LES AMENDEMENTS PROPOSÉS PAR LA COMMISSION

De son côté, la Commission conteste essentiellement la modification que le projet de traité entend apporter à sa composition. En effet, puisqu'elle ne comptera que 15 membres à partir de 2009, certains États n'auront donc pas de représentant. La composition sera assurée au moyen d'une rotation effectuée sur une base égalitaire. Les États n'ayant pas de représentant à l'organe exécutif disposeront toutefois d'un commissaire sans droit de vote ni portefeuille.

Ce changement a été introduit afin d'améliorer le fonctionnement de la Commission, qui risquerait la paralysie si elle comptait un trop grand nombre de commissaires. L'institution estime cependant qu'une telle modification entraînera une dilution de son rôle. Aussi critique-t-elle le fait que chaque État ne puisse plus disposer d'un commissaire. En revanche, de façon à maintenir l'efficacité de son fonctionnement, elle propose de structurer le collège par petits groupes, qui prendraient des décisions sur des sujets précis. La réunion de la Commission en son entier serait réservée aux questions les plus importantes.

La Commission critique également le maintien, pour le Conseil des ministres, du vote à l'unanimité dans une cinquantaine de domaines. Aussi suggère-t-elle d'étendre le vote à la majorité qualifiée à des sujets tels le droit de vote aux élections européennes et municipales, ou encore la lutte contre les discriminations. De même propose-t-elle de limiter le recours au droit de veto sur les questions de défense, de fiscalité, de culture et de budget.

LES REVENDICATIONS DES PETITS ET MOYENS ÉTATS

De leur côté, les petits et moyens États, auxquels il faut ajouter presque tous les futurs membres de l'Union, contestent aussi la réduction du nombre de commissaires à partir de 2009. Pour eux, il est nécessaire que chaque État dispose d'un commissaire, afin de respecter l'égalité des membres et d'éviter un leadership des grands États comme la France et l'Allemagne.

Par ailleurs, la Pologne et l'Espagne demandent le maintien de la formule établie au Conseil européen de Nice de décembre 2000 en ce qui concerne la pondération des voix pour le calcul de la majorité qualifiée lors des votes au Conseil des ministres. Cette méthode rehausse le poids des États de taille moyenne, qui ont obtenu de peser presque autant (27 voix) que les quatre grands États (29 voix). Par l'adoption de la nouvelle formule de pondération des voix que consacre le projet de traité (une majorité simple représentant 60% de la population européenne), l'équilibre ainsi établi serait rompu au profit des grands États.

Les petits et moyens États demandent aussi une clarification du rôle du nouveau président du Conseil européen par rapport au futur ministre des Affaires étrangères. Ils s'inquiètent en vérité du fait que, la présidence du Conseil n'étant désormais plus tournante, la perte de pouvoir et de prestige que cette alternance leur donnait se fasse au profit d'un président qui serait l'instrument des grands États.

LES GRANDS ÉTATS CONDAMNENT LE «DÉCROTAGE» DU PROJET

Pour les grands États, au premier rang desquels l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni, qu'appuient à cet égard le président de la Convention, les parlementaires européens et la présidence italienne, il serait très dangereux de renégocier certaines parties importantes du projet de traité lors de la CIG, en particulier ses aspects institutionnels. On remettrait alors en question l'équilibre malaisément atteint lors de la Convention, qu'il serait ensuite périlleux de reconstruire. En d'autres mots, le projet de Convention forme une structure bien équilibrée, et la remise en cause d'une partie importante pourrait ébranler tout l'édifice, avec le risque d'aboutir à un échec de la CIG. Si une telle éventualité se produisait, le succès de l'élargissement pourrait être menacé, ce dont l'Union aurait de la difficulté à se remettre.

En particulier, le président Chirac comprend mal l'exigence suivant laquelle la Commission devrait compter un commissaire par État membre. À son avis, cette revendication est injustifiée, car la Commission représente l'Union et non les États membres, dont les intérêts sont plutôt assurés au sein du Conseil des ministres.

M. Chirac, appuyé par le chancelier Gerhard Schröder, brandit même la menace de faire porter les conséquences éventuelles d'un échec de la CIG sur les responsables, au moment de la négociation de la programmation budgétaire de l'Union pour la période 2007-20013.

Quant à l'Italie, qui compte terminer les négociations avant la fin de sa présidence, le 31 décembre prochain, de sorte que la Constitution puisse être signée entre mai et juin, c'est-à-dire entre le moment où les nouveaux membres vont faire leur entrée dans l'Union et celui des élections au Parlement européen, elle entend limiter les débats de la CIG à l'héritage chrétien de l'Europe, à la définition et au champ d'application de la majorité qualifiée, ainsi que sur le nombre de sièges au Parlement européen.

UNE CONFÉRENCE ENGAGÉE SOUS DE MAUVAIS PRÉSAGES

Au moment de l'ouverture de cette conférence diplomatique, beaucoup d'observateurs se sont montrés pessimistes quant à l'issue de la négociation. En effet, les grands États, qui ne veulent que des clarifications à un texte qu'ils considèrent, globalement, comme un bon compromis dans le contexte politique actuel, étaient nettement en minorité face aux États membres actuels de petite et moyenne tailles et aux futurs membres, qui désirent renégocier les aspects institutionnels du traité.

Nul ne sait comment les négociations évolueront. Du moins le gouvernement italien entend-il faire l'impossible pour que la CIG se termine avant la fin de sa présidence. Mais il reconnaissait déjà, au début de la conférence, que les débats seront très difficiles, de sorte qu'il n'excluait plus que les négociations puissent se poursuivent sous la présidence irlandaise.

Il nous apparaît étonnant que des États ayant participé aux travaux de la Convention et au consensus final, souvent par leur ministre des Affaires étrangères, souhaitent maintenant rouvrir les négociations et ainsi remettre sur la table un résultat difficilement atteint. Il faut dire que ces États n'ont pas une conception de l'Europe politique très poussée, notamment au niveau du partage des valeurs qui tissent cette communauté d'intérêts qui caractérise l'Union. Ils voient surtout celle-ci comme un grand marché, au sein duquel les liens économiques comptent plus que les solidarités politiques, lesquelles constituent néanmoins le fondement de la construction européenne. Il est cependant exact que le projet de Constitution, en voulant rendre l'Union plus efficace, donne un poids plus important aux grands États, au détriment de ceux de petite et moyenne tailles. Mais n'est-ce pas là la solution au fonctionnement plus efficace de l'Union dans le contexte des prochains élargissements?

Le projet de traité, s'il est adopté dans sa version actuelle, rendra certes l'Union plus efficace au niveau de son fonctionnement interne. Il faut malgré tout regretter que le maintien de l'unanimité dans les domaines de la politique étrangère, de sécurité et de défense communes, ait pour résultat d'ancrer l'Union dans une position de nain politique face aux États-Unis, et ce en dépit de la création d'un ministre des Affaires étrangères, dont on ne sait trop quelle sera la marge de manœuvre supplémentaire par rapport à celle de l'actuel Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune. En effet, une politique étrangère devant être formulée à l'unanimité de vingt-cinq, voire vingt-sept ou vingt-huit États, ne peut avoir que peu de consistance, d'autant que, parmi eux, nombreux sont ceux qui écartent d'emblée toute idée à l'effet que cette politique étrangère puisse faire contrepoids à celle des États-Unis.

En dépit de ces réserves, il faut toutefois espérer que la GIG puisse se conclure favorablement et dans les délais. Car le projet de traité qui sert de base à ces négociations constitue, quoi qu'on en dise, un progrès pour l'Union. Et, dans le contexte politique européen actuel, il est nécessaire d'engranger tout acquis, si mince soit-il.

Tout est possible dans de telles négociations. Nombreux furent ceux qui prédirent l'échec de la Convention; elle s'est pourtant terminée de manière inespérée. Puisque la présidence italienne donne l'impulsion nécessaire à la conclusion favorable des pourparlers engagés, n'est-il pas permis d'espérer un résultat analogue pour la CIG?


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Commerce Monde #38