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Commerce Monde

CHRONIQUE DE LOUIS BALTHAZAR

La dernière trouvaille de l'antiaméricanisme: « Le peuple Américain n'existe pas »
En matière de « wishful thinking », il est difficile de trouver mieux

Par Louis Balthazar
louis.balthazar@globetrotter.net

Les intellectuels français ont le don des formules choc. La dernière en date nous vient d'un directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de Paris, Monsieur Denis Duclos, qui nous rendait visite récemment. Il confiait tout candidement aux auditeurs d'une station de radio de Québec [il a accordé une longue entrevue à l'émission du matin de la radio communautaire CKRL, le 10 février 2004] que ses recherches l'amenaient à conclure que les États-Unis s'étaient avérés incapables de constituer un pays. Car il n'existe pas vraiment de peuple américain. Ah bon! On conviendra que la formule a de quoi surprendre, sinon choquer. Ce pays dont la fameuse Déclaration d'indépendance remonte à plus de deux cents ans, dont la Constitution, la première loi fondamentale écrite de l'histoire, commence par « Nous le peuple des États-Unis d'Amérique », ce pays n'en est pas un.

Pourquoi? Cela tiendrait à la « difficulté qu'éprouvent les Américains d'imaginer un système politique pacifique », car aux États-Unis, « tout est violence et culte de l'individu (...)Les traits paranoïaques de la société américaine proviennent d'un déficit d'identité. » En conséquence, il faut conclure que les Américains sont incapables de diriger le monde, comme ils sont en train de démontrer qu'ils sont incapables de réussir en Irak. Et c'est bien tant mieux! Tous ceux qui n'en finissent plus de déplorer l'infâme domination de Washington sur le monde peuvent donc se conforter. Cette domination n'est qu'illusion, car le dominateur n'existe pas ou s'il existe encore tout juste assez pour sévir ici ou là sur la planète, il est en voie d'implosion. L'empire doit s'effondrer tôt ou tard. En matière de « wishful thinking », il est difficile de trouver mieux.

En matière de
«wishful thinking»
il est difficile de trouver mieux

Cette conclusion est tellement fantaisiste qu'on se demande si son auteur lui-même y croit vraiment. Il ne faut donc y voir guère autre chose qu'une formule paradoxale et provocatrice.

Il en est tout autre des prémisses sur lesquelles s'appuie Monsieur Duclos. Il est bien vrai que la société américaine recèle une grande part de violence et que cette société s'est construite dans la foulée de confrontations violentes : l'esclavage, la lutte acharnée et quasi génocidaire contre les Amérindiens, la guerre révolutionnaire, la guerre contre le Mexique, la terrible guerre civile, la guerre contre l'Espagne, les nombreuses interventions armées en Amérique latine, la mise en œuvre d'arsenaux militaires gigantesques à l'occasion des deux conflits mondiaux et la consolidation d'une hyperpuissance à nulle autre pareille dans l'histoire à la faveur de la guerre froide et aujourd'hui de la lutte au terrorisme. Quant à la violence intérieure, elle est bien connue. Qu'il suffise de mentionner le maintien de la peine de mort, les taux élevés de criminalité et la permissivité quant à la possession d'armes à feu de toutes catégories.

Il est non moins vrai que le libéralisme américain engendre le culte de l'affirmation individuelle, de la liberté des individus à l'encontre de l'intervention du pouvoir public. Des notions comme le bien commun ou la volonté générale ne s'imposent pas aux États-Unis. La culture politique américaine engendre même une méfiance profonde à l'endroit de l'État et de la fonction publique. Cela explique comment il est si difficile de mener à terme une législation coercitive dans ce pays où la taxation est tellement impopulaire que le gouvernement actuel s'obstine dans son programme de baisse des impôts au point de provoquer un déficit budgétaire qui atteint des proportions effarantes. Cela explique encore que le pays le plus riche du monde soit aussi celui où près de quarante millions de citoyens n'ont aucun accès à un programme d'assurance maladie.

ABSENCE DE SOLIDARITÉ SOCIALE?

La solidarité sociale serait-elle absente aux États-Unis? Oui, si elle consiste à recourir à l'État pour redistribuer la richesse. Oui, si elle doit se traduire par des structures contraignantes. Il n'en demeure pas moins que les Américains sont capables de grandes solidarités, probablement davantage que dans les pays, comme le nôtre, où on peut compter sur des institutions publiques pour pourvoir aux besoins des pauvres et des démunis. Les données relatives à la charité privée en font foi de même que la présence d'une quantité innombrables d'institutions privées qui contribuent à contrer les inégalités sociales. Les Américains sont aussi enclins à l'appartenance aux communautés locales et fonctionnelles. Toutes les causes sont susceptibles de donner lieu à de remarquables ralliements et à des engagements concrets et efficaces. Cette société, qui demeure plutôt conformiste à bien des égards, a de quoi générer des remises en cause et des contestations féroces. Rappelons-nous seulement que les Américains on fait démissionner deux de leurs présidents depuis moins de quarante ans : Johnson en 1968 et Nixon en 1974. Dans combien d'autres pays industrialisés cela s'est-il produit?

Sans doute le fonctionnement de la démocratie américaine connaît des ratés, comme ce fut le cas à l'élection présidentielle de 2000. Le fort taux d'abstention électorale peut être vu comme un signe de décadence dans un pays où on se fait élire surtout avec de l'argent et de terribles machines de conditionnement de la population. Il n'empêche qu'un obscur gouverneur du Vermont a réussi à monter une énorme campagne auprès de personnes ordinaires dont les contributions individuelles ont totalisé 40 millions $ en six mois. Cette campagne de Howard Dean n'a pas débouché sur quelque résultat valable aux élections primaires pour la présidence. Elle a tout de même établi un précédent quant à l'organisation démocratique et contribué, pour une grande part, à faire lever l'intérêt et l'attention médiatique envers le Parti démocrate maintenant capable de déloger les Républicains du pouvoir. Il apparaît désormais nettement pour tous les observateurs et pour le monde entier que les politiques de George W. Bush sont contestables aux yeux de dizaines de millions d'Américains, sinon de la majorité. John Kerry doit maintenant s'imposer comme une véritable alternative aux doctrines républicaines qui ont tellement contribué à entretenir l'hostilité envers les États-Unis partout dans le monde. La démocratie américaine fonctionne. La population américaine pourra faire un véritable choix en novembre prochain.

La démocratie américaine fonctionne;
la population américaine pourra faire
un véritable choix
en novembre
prochain

Enfin, le nationalisme des Américains (ou leur patriotisme, ce qui revient au même) est sans doute un des plus ardents et des plus puissants au monde. Les ralliements autour du drapeau sont fréquents aux États-Unis. Il suffit d'un événement traumatisant comme la tragédie du 11 septembre 2001 pour galvaniser le sentiment d'appartenance collective. La société américaine a beau être fort diverse, pluraliste, multiculturelle, quand on fait appel aux valeurs communes, au mode de vie américain, partout, du Maine à Hawaï, de l'Alaska à la Floride, les loyautés se manifestent spontanément.

Déficit d'identité? Bien au contraire, le sentiment identitaire des Américains est le plus fort au monde. C'est bien là le problème d'ailleurs. L'identité américaine est tellement puissante, elle s'impose si intensément qu'elle se prend volontiers pour une identité mondiale. Pour nombre de citoyens des États-Unis, les valeurs universelles issues de leur Déclaration d'indépendance et de leur Constitution devraient être celles de l'humanité tout entière. Pour eux, il n'existe pas, à proprement parler, de culture américaine distincte des autres mais bien d'un mode de vie idéal qui devrait servir de modèle pour toutes les autres nations. La grande tare de la diplomatie américaine, c'est précisément cette difficulté congénitale de saisir la diversité culturelle à l'échelle de la planète.

La grande tare de la diplomatie américaine,
c'est [sa] difficulté congénitale
de saisir la diversité culturelle
à l'échelle de la planète

En raison de ce qui précède, l'empire américain est bien plus qu'une métaphore, comme le prétend Monsieur Duclos. Sa force lui vient sans doute pour une grande part de sa puissance militaire, mais elle vient aussi de l'omniprésence de ses institutions économiques, sociales et culturelles. C'est là ce qui rend l'hégémonie américaine si redoutable.

On peut seulement espérer, et cette espérance n'est pas vaine, que surgissent au sein du pouvoir américain des personnes capables d'inventer des politiques moins simplistes et plus généreuses que celles qui ont prévalu depuis trois ans. Il n'est pas dit que les États-Unis sont voués à provoquer l'hostilité généralisée dans le reste du monde d'une manière permanente.


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Commerce Monde #39