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OPINION

La gangrène, «l'information poupelle», ronge la presse québécoise

par Bernard Cleary

Journaliste de carrière, l'auteur a travaillé pendant plus de vingt-cinq ans comme directeur de médias, chroniqueur politique à l'Assemblée nationale ou simple journaliste au quotidien Le Soleil, dans la presse régionale, à Télé-Capitale et à Radio-Canada. Il a de plus enseigné le journalisme à l'université Laval pendant plus de 12 ans. Il a réalisé une étude sur la presse électronique au Québec pour la Commission Caplan-Sauvageau.

Il a fait parvenir ce texte en guise d’opinion le 2 décembre 2003. Commerce Monde le publie sous cette rubrique en intégralité. Précisons que depuis, monsieur Cleary a été confirmé candidat pour le Bloc Québécois pour les prochaines élections fédérales canadiennes prévues au printemps 2004.

La rédaction.

Que se passe-t-il donc dans le monde de la presse écrite et électronique du Québec ? Certains artisans de l'information, à divers niveaux du métier, utilisent « ce quatrième pouvoir » pour leurs fins personnelles ou patronales de vedettariat, de vente de copies de journaux et de cotes d'écoutes pour la radio et la télévision. Ils posent ainsi des gestes qui diluent certains principes liés au devoir d'informer des journalistes. Ils le font sous les regards complaisants de leurs confrères journalistes plus sérieux, de leurs associations professionnelles, de leurs corporations d'affaires et de leurs syndicats.

Leurs organismes, qui ont pour mission de protéger le droit du public à l'information tels le Conseil de presse du Québec et le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (C.R.T.C.), ferment les yeux sur ce qui se passe ou se contentent de sentences inutiles parce qu'elles ne sont pas publiées ou diffusées au moins dans les médias dénoncés. Pour leur part, les gouvernements du Canada et du Québec et les maîtres de la Justice, les juges, font semblant de ne pas voir.

Plusieurs journalistes contemporains ont baissé les bras en ayant mis en veilleuse, depuis un certain temps, les grands débats de leur profession tels la concentration des entreprises de presse, la mise en place d'un code d'éthique et d'un ordre professionnel pour les journalistes, l'abandon de leurs intérêts pour la protection professionnelle dans leurs conventions collectives, la relâche face aux interventions des patrons dans les contenus des médias, etc. Ils se croient autorisés à ces faiblesses pour ne pas brimer la liberté de presse, prétendent certains sans rire.

Il n'existe presque rien qui contrôle ce pouvoir de « l'information poubelle », quasi totalitaire et démesuré, détruisant notre société à la racine par inconséquence. Ces membres de la presse, souvent sans scrupule, ont droit de vie et de mort sur toutes les idées qui circulent dans notre communauté. Ils décident de ce qui est bon ou mauvais pour le peuple. Ils affirment que c'est le temps de changer de gouvernement et ils prennent les moyens pour en réaliser l'objectif en prétendant que les Québécois veulent du changement. Ils condamnent au suicide un directeur général d'hôpital en ne soulignant pas que le ministre de la Santé du Québec a manqué de sens des responsabilités en se croyant tout-puissant. Ils font de l'information où, malheureusement, le spectacle domine sur le contenu. Ils condamnent sur la place publique des gens qui n'ont pas encore subi de procès, ni été condamnés, en dévoilant leur identité et détruisent ainsi leur réputation. Ils obligent l'appareil judiciaire à faire des dépenses considérables en tenant des procès à Montréal au lieu de Québec parce que certains journalistes ont pris en otage la population. Tout ça sans impunité parce qu'il semble quasi impossible de s'en prendre à la presse de peur qu'elle se venge contre celui qui ose, l'épée de Damocles contemporaine...

D'une façon irresponsable comme société, n'a-t-on pas donné de grands couteaux bien aiguisés comme jouets à quelques enfants d'une garderie à cinq dollars ? C'est la question que je me pose depuis quelques années en constatant que « l'information poubelle » prend de plus en plus de place dans nos médias.

Il y a quelque 20 ans, au moment où j'étais professeur de journalisme à plein temps à l'université Laval, j'ai réalisé une étude sur la presse électronique au Québec pour la Commission Caplan-Sauvageau. Cette commission avait été instituée par le gouvernement du Canada pour résoudre certains problèmes reliés aux aléas du développement moderne de la radio et de la télévision canadienne. Une des principales recommandations de cette étude était que le C.R.T.C. devrait « mettre ses culottes » et débarrasser nos ondes publiques des André Arthur de tout acabit. Ce dernier était déjà l'incarnation identifiée de « l'information poubelle ».

Observateur reconnu et critique crédible, j'ai été appelé, au cours des dernières années, à participer à des débats professionnels majeurs, à titre de conférencier, d'analyste ou de paneliste, au Québec, au Canada et en France. Je l'ai fait à la Fédération professionnelle des journalistes du Québec - à deux reprises -, au Conseil de presse du Québec, à l'événement médiatique « Account '90 », à un colloque sur les événements d'Oka, tenu par trois universités canadiennes. J'ai, de plus, donné une conférence à l'université française de Montpellier au cours d'un colloque international sur l'information. J'ai de plus été invité, par plusieurs cercles de presse dans les régions du Québec, pour parler de ce déclin de l'information.

À titre de professionnel qui croit à l'importance du métier de journaliste, je me suis permis de réfléchir sur la portée et les conséquences de la situation actuelle. N'ayant plus le « nez collé à la vitrine », j'en tire certaines conclusions. Après un diagnostic sérieux, mais sévère, je me permets de proposer des remèdes qui pourraient amener à des corrections.

Pour moi, les principales raisons de la situation présente découlent des coupures budgétaires inconsidérées des médias telles, entre autres, la fermeture des stations régionales de Radio-Canada. C'est cette décision politique irresponsable venant du gouvernement qui a donné le feu vert et une raison aux dirigeants de la radio et de la télévision privées de diminuer leurs dépenses en information. Ils attendaient un tel geste pour mettre la hache dans leur service d'information pour eux beaucoup trop coûteux. Un marché du travail chez les journalistes, presque totalement fermé par la sécurité d'emploi dans les quotidiens ou les médias importants, souvent sans mise à jour professionnelle telle que le fait la majorité des autres professions, n'a pas permis un sain renouvellement. Enfin, l'arrivée en grand nombre de jeunes loups des nouveaux départements de journalisme dans les universités, remplis d'eux-mêmes, qui sont souvent prêts à accepter n'importe quoi pour se trouver un job, n'a pas amélioré les choses. Sans préparation adéquate, ces derniers se voient confier la couverture journalistique d'événements importants qu'ils acceptent de couvrir pour se créer une place de vedette.

Avec comme résultats que les médias, surtout électroniques, ou la presse hebdomadaire régionale, qui n'ont pas de grands moyens financiers, couvrent peu les événements. S'ils le font exceptionnellement, c'est d'une façon très superficielle. Ils se contentent surtout d'utiliser le matériel produit par les médias plus importants qu'ils reprennent sans aucune vérification du contenu auprès de sources sérieuses ; cela fait en sorte que les erreurs se multiplient. Les médias électroniques créent des vedettes avec des jeunes qui n'ont à peu près pas de métier, mais qui sont forts en gueule et passent bien à l'écran. Cela donne peut-être une belle image et un bon show de télévision à l'américaine ou de radio, mais ce n'est surtout pas un gage d'une information de qualité.

Au cours de conférences dans des cercles de presse, j'ai tenté de faire réaliser aux dirigeants d'information et aux journalistes que, par le phénomène de « l'information poubelle », la presse était actuellement en mauvais état au Québec. J'ai voulu leur faire prendre conscience que la fâcheuse habitude des médias de rechercher presque exclusivement la nouvelle à sensation, surtout les faits divers, de véhiculer des contenus quasi identiques et de détruire les réputations des personnes qui font la nouvelle, était inconséquente. Des tels choix éditoriaux détruisaient, à moyen terme, la crédibilité de la presse.

Pour protéger le droit du public à une information honnête... les gouvernements devront agir

Le manque de discipline journalistique les conduira à se faire imposer des contrôles par les gouvernements en place qui devront, tôt ou tard, prendre leurs responsabilités. Pour protéger le droit du public à une information honnête, objective et de qualité, puisque la profession ne semble pas capable de le faire elle-même, les gouvernements devront agir. C'est aussi son devoir ! Cela n'appartient surtout pas uniquement à une profession hermétiquement fermée qui n'a pas la force de caractère d'analyser la faiblesse de certains de ses membres, de les dénoncer et de les expulser si nécessaire. Il ne faut surtout pas oublier que les pommes pourries dans un panier risquent de contaminer tous les fruits.

Pour moi, le phénomène de la presse actuelle a dépassé les limites acceptables. Au nom du droit du public à l'information, un principe de démocratie des plus louables, ces terroristes des ondes profitent d'une manière éhontée d'une protection aussi noble pour anéantir cyniquement des réputations de citoyens souvent bourrés de bonnes intentions. Ils immolent ces derniers sur l'autel de « l'information poubelle ». Tel que le font les escrocs et les pègrards de tout acabit qui utilisent les chartes des droits et liberté pour éviter de payer socialement pour leurs crimes, ces faux journalistes, usurpateurs, utilisent indignement une des protections des plus importante dans notre société. Ils veulent ainsi couvrir leurs gestes malhonnêtes et destructeurs.

Et nous, les bonasses utilisateurs des médias, nous acceptons une aussi fausse excuse qui nous démolit profondément... Et, plus tard, quand ils auront détruit de fond en comble notre société, nous nous apitoierons sur notre sort collectif. Nos gouvernements faiblards tenteront alors d'agir, mais ils seront impuissants tels qu'ils le sont actuellement pour le terrorisme international. De tels personnages irresponsables déshonorent impunément la société québécoise et leur profession. Il faut, une fois pour toutes, qu'ils débarrassent les ondes car ils ont dépassé, depuis belle lurette, les bornes. Qu'attendons-nous donc, seigneur, pour prendre les moyens de le faire et pour écraser la tête de ces serpents venimeux qui empoissonnent l'atmosphère de notre collectivité...

La nouvelle tactique de nos fossoyeurs publics est de s'attaquer sauvagement aux personnalités qui osent défendre toute cause des défavorisés. Il en est ainsi envers certains(es) Québécois(ses) qui, par simple magnanimité, appuient les plus faibles parmi nous dans leur combat légitime.

C'était le cas de M. Léon Lafleur, directeur général de l'hôpital Saint-Charles-Borromée, il y a quelques jours. « Je vous invite à résister aux (Paul) Arcand, (Pierre) Mailloux, (André) Noël, (André) Arthur et Romax de ce monde ; ne suivez surtout pas mon exemple... », écrivait-il avant de se suicider.

Au cours des derniers mois, nous avons vécu dans la ville de Québec, au domaine de « l'information poubelle », l'impensable. Jamais nous aurions pû imaginer, dans nos rêves les plus fous, que des animateurs et des journalistes sans scrupule puissent réussir, par la désinformation et le manque de professionnalisme, à soulever une population à un point tel que des règles majeures de justice et de saine démocratie soient suspendues. On a réussi à lyncher, c'est-à-dire exécuter sommairement sans jugement régulier, la démocratie et la justice les plus élémentaires.

Le ministre de la Justice du Québec, Marc Bellemare, a favorisé de faire les procès à Montréal plutôt qu'à Québec pour donner l'impression que justice soit faite. En aucun temps, semble-t-il, la Justice n'a pensé à leur faire « fermer la gueule » par des moyens légaux... Je ne crois vraiment pas que le droit du public à l'information signifie que les journalistes puissent dire ou écrire n'importe quoi. Sinon, ce droit des plus importants, n'aurait aucun sens réel... La peur de la critique de certains membres de la presse a eu raison sur le droit du public à une information honnête.

Pour moi, la goutte d'eau, qui a vraiment fait déborder un vase déjà trop plein, est le suicide de M. Léon Lafleur, directeur général de l'hôpital Saint-Charles-Borromée. La lettre de ce dernier, publiée dans LE DEVOIR... nous interpelle tous, sans exception, et les journalistes n'en sont surtout pas exemptés... Il aura fallu un mort pour que nous puissions nous décider à dénoncer cette tare incommensurable qu'est « l'information poubelle ».

Dans cette lettre pathétique, M. Lafleur s'adresse à ses confrères directeur généraux d'autres hôpitaux en leur soulignant l'importance de se soutenir les uns et les autres. Il leur suggère de tenir tête aux médias et de ne pas se plier au difficile jeu des communications, qui a contribué à sa propre descente aux enfers. Son testament est dur envers les membres de la presse. Il l'est aussi pour le ministre de la Santé du Québec, Philippe Couillard, « Monsieur le ministre, j'aurais apprécié un coup de fil. Qui sommes-nous pour vous les d.g., ces gens que vous vous apprêtez à tasser pour brasser les structures, pour laisser votre marque ? » Ne comptez pas sur le ministre pour vous protéger... pour vous tendre la main dans la tempête, déplore-t-il. « Son image est beaucoup trop importante ».

C'est d'ailleurs à partir de ce qu'il a mentionné aux médias, que ces derniers l'ont écrasé sans retenu. « Que m'est-il arrivé pour que j'en vienne à presque banaliser cet événement ? Je sais que cette réaction ne me ressemble pas, qu'elle n'est pas du tout proportionnelle à mes valeurs, à l'énergie que j'ai, que nous avons mis à améliorer la qualité de vie des résidentes et des résidents de Saint-Charles, ça me console un peu, mais ça ne me ressuscitera pas. » J'ai fait une très grosse erreur, a-t-il avoué, je l'aurai, et les miens, payée très cher. J'espère qu'au moins, on aura su en tirer des leçons pour l'avenir.

Son geste extrême de s'enlever la vie témoigne de la très grande solitude et de l'impuissance ressentie suite aux allégations absentes de nuances de la presse québécoise. Ces informations ont été lancées sans enquête complète et sérieuse à l'endroit de son établissement. Les témoignages des patients, des employés de l'hôpital, des amis et des confrères de travail ont plutôt démontré la valeur du travail effectué par M. Lafleur et qu'il s'agissait sûrement d'un cas isolé.

Enfin, je vous soulignerai, en guise de conclusion, que je ne perçois pas actuellement, parmi certains journalistes, un souci d'améliorer la situation actuelle. Après avoir participé, le vendredi 17 octobre [2003], à un colloque organisé par le Conseil de presse du Québec ayant pour thème : La presse et les réalités autochtones, je ne peux que déduire que ce n'est pas une priorité pour ces journalistes. C'était, quant à moi, toute une douche d'eau froide !

Les journalistes semblent considérer que tout va bien dans le meilleur des mondes en possesseurs tranquilles de la vérité. Ils n'acceptent pas vraiment les critiques qui sont faites ici et là. Ils ont plutôt tendance à croire qu'ils sont presque parfaits...

Pour leur défense sur les blâmes que les sentences du Conseil de presse du Québec ne sont presque jamais publiées par les médias pour minimiser les torts causés, leurs leaders nous ont souligné « que des petits pas dans le bon sens ont été faits ». Malheureusement, ce n'est pas de petits pas ridicules que nous avons besoin pour améliorer la situation présente, mais de pas de géant puisque les dommages causés sont immensurables.

Tout ce débat m'a fait revenir en arrière de trente ans. J'étais alors journaliste au quotidien LE SOLEIL et membre du conseil d'administration du Syndicat des journalistes de Québec. C'était la période d'or pour inclure dans nos ententes négociées de relations de travail des clauses de protection professionnelle pour les journalistes.

Avec d'autres journalistes, nous avons travaillé à implanter au Québec un conseil de presse qui se voulait le défenseur du « droits du public » à l'information. Les journalistes de la Capitale défendaient un Conseil de presse du Québec fort qui aurait des dents. Les médias auraient dû publier obligatoirement les sentences.

Le lobbying des médias puissants des têtes de réseaux de Montréal, appuyés par des journalistes vedettes, vibrants adeptes du « on-peut-tout-faire » à cause de la liberté de presse, a eu gain de cause. Ce qui a donné comme résultats qu'au cours des trente dernières années, les sentences du Conseil de presse du Québec, leurs seuls moyens de discipliner certains médias et journalistes, ont eu un impact insignifiant sur la protection du droit à l'information honnête. Sans obligation, les propriétaires des médias ne les ont presque jamais publiées.

Après trente ans de vécu, un organisme aussi important pour la protection du droit public à l'information devrait analyser objectivement les résultats de son existence en fonction des objectifs premiers. Il devrait publiquement conclure, en suggérant aux parties qui composent cet organisme de protection, les correctifs nécessaires ou disparaître parce qu'il nuit plus qu'il aide.

P.S. : La Fédération professionnelle des journalistes du Québec a demandé [en décembre 2003], au Conseil de presse du Québec d'étudier l'ensemble de la couverture de presse entourant le dossier de l'hôpital Saint-Charles-Borromée, donc de démêler le bon grain de l'ivraie. Pour que le public québécois n'ait pas l'impression que les journalistes veulent faire couvrir une bavure professionnelle par le Conseil de presse, il serait nécessaire que les médias québécois s'engagent publiquement à donner un espace pour publier ou diffuser, en bonne place, dans les journaux et dans les bulletins de nouvelles, les résultats de cette étude sur le cas de l'hôpital Saint-Charles-Borromée.


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Commerce Monde #39