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Chronique AFFAIRES et ÉTHIQUE

Légalité – légitimité : la relativité de l'éthique
par Gérard Verna,
professeur de management international à l'Université Laval

Il suffit d’avoir un peu voyagé dans le monde pour perdre rapidement cette certitude un peu enfantine que ce qui est bon chez nous doit être bon chez les autres. C’est pour avoir cru à ce genre de chose que des milliers de nord américains, mal préparés à leur voyage, se font chaque année fortement inquiéter, voire parfois arrêter en dehors de leurs frontières.

LES CHOSES CHANGENT !

Après les évènements récents (attaques terroristes dans plusieurs pays du monde, invasion de l’Afghanistan et de l’Irak, menaces sur d’autres pays), les voyages à l’étranger sont chaque jour plus risqués et il importe de comprendre l’origine des différences de compréhension d’une situation donnée selon la culture et les valeurs personnelles de celui qui observe.

Car en fait, les différences apparaissent à l’intérieur même de nos frontières et, bien entendu, elles vont aller croissant quand nous nous éloignerons de chez nous. Ceci tient au fait que depuis que nos sociétés sont entrées dans l’ère moderne, voire même post-moderne en ce qui concerne le Québec dont la société se situe souvent à l’avant-garde du changement social et préfigure l’avenir pour les autres, les comportements individuels tendent à se diversifier, à se singulariser. À cette tendance fort naturelle s’ajoute le brassage culturel né des migrations internationales dont les flux vont aujourd’hui dans tous les sens. Comment cela se traduit-il ?

RAPPEL DE QUELQUES NOTIONS DE BASE

Parlons d’abord du cadre que nous nous sommes forgés pour mieux vivre ensembles: La légalité est l’ensemble de ce qui est légal, c’est-à-dire des choses prescrites par la loi. Selon le dictionnaire Larousse, cette loi est un « acte de l’autorité souveraine, qui règle, ordonne, permet, défend ». Au Canada, pays démocratique, l’ensemble des lois résulte d’un compromis entre des options différentes et retrace des valeurs partagées. L’autorité souveraine est bien reconnue : c’est le parlement constitué de députés remettant régulièrement leur mandat en cause, et qui sont donc issus d’une légitimité démocratique. (Notons à ce propos que ce n’est pas le cas du sénat, héritage d’une tradition monarchique fort éloignée de la pratique démocratique d’aujourd’hui.)

Mais il y a de nombreux pays dans lesquels l’autorité n’a pas été nommée démocratiquement. Elle peut alors être un dictateur et sa famille (Syrie, Haïti, ancien Irak, Bélarus, Zimbabwe, Libye, Tunisie, etc.) un clan ou un groupe (Birmanie, Pakistan, ancienne Indonésie, Corée du nord, Algérie, etc.), une ethnie minoritaire (ancienne Afrique du sud, Fidji, etc.), un groupe religieux ou une église (ancien Utah, ancien Tibet, Iran, futur Irak, etc.) un parti politique unique (Chine, Cuba), une famille royale (Maroc, États du golfe persique, Arabie Saoudite, etc.) ou une combinaison de plusieurs des éléments précédents offrant de toute façon peu de place à l’expression populaire et dont les exemples sont malheureusement plus nombreux que ceux de véritables démocraties.

On comprendra alors à quel point la légalité devient une notion relative dans ces pays où les lois sont faites par le petit groupe qui tient le pouvoir et l’utilise rarement au profit de ses opposants. D’où cette notion de légalité non démocratique incluant la possibilité que certaines lois soient intrinsèquement mauvaises.

Pour ajouter encore à la confusion, ces légalités ne sont pas toutes structurées de la même façon et il y a plusieurs sortes de systèmes juridiques en vigueur sur notre planète, lesquels sont souvent, pays par pays, adaptés à la culture locale et aux influences de la coutume. Si bien qu’en fait, on peut presque dire que chaque pays a son système. Du doit civil (Code Law) à la Common Law, en passant par le droit islamique ou talmudique, sans oublier le droit coutumier ou les fortes influences résiduelles du droit communiste, la notion même de loi varie sur une large gamme susceptible de dérouter la plupart d’entre nous.

La seule certitude (elle aussi relative, hélas !) est qu’en un pays donné la loi devrait être la même pour tout le monde…

La seconde idée de base nécessaire à notre propos est celle de légitimité. Toujours selon le petit Larousse, c’est la « qualité de ce qui est légitime », c’est-à-dire « juste et équitable ».

• Juste : Qui se conforme à l'équité, en respectant les règles de la morale ou de la religion. Un homme juste. Une sentence juste.
• Équitable : conforme aux règles de l’équité.
• Équité : Vertu de celui qui possède un sens naturel de la justice, respecte les droits de chacun; impartialité. Mais aussi : Justice naturelle ou morale, considérée indépendamment du droit en vigueur. Équité d'un partage. Cessez de juger sur l'apparence. Jugez avec équité. (Évangile selon saint Jean, VII, 24.)

On comprendra que le souci de la légitimité puisse nous conduire à « trancher un différend en s’appuyant davantage sur la conviction intime de la justice naturelle que sur la lettre de la loi ». Aristote (384-322) précise déjà en son temps : « Le juste et l'équitable sont identiques et quoique tous deux soient désirables, l’équitable est cependant préférable ». Mais bien sûr, cela se fera au nom d’une appréciation individuelle de la situation dont la situation légale est, elle, la même pour tous.

On voit donc que la légalité et la légitimité sont deux notions distinctes. Comme le disait déjà Platon, dans son Gorgias : « Le plus souvent, la nature et la loi sont des termes qui sont en contradiction l’un avec l’autre… selon la nature, ce qui est le plus honteux, c’est toujours ce qui est le plus mauvais, à savoir subir l’injustice; selon la loi, au contraire, c’est de la commettre… »

Si ces deux notions constituent deux critères distincts, comment les utiliser pour mieux comprendre certaines réactions face à une situation donnée ? C’est l’objet de notre tentative de classification individuelle des différentes actions observées dans une société. Pour cela nous avons simplement pris deux axes perpendiculaires, l’un pour figurer si une action est légale, l’autre pour figurer le niveau de légitimité que la majorité de la population accorde à cette action. Ceci nous donne le schéma suivant :

Il y a d’abord toutes les bonnes actions, à la fois légales et légitimes, que nous avons baptisées « actions normales » car c’est ainsi que chaque citoyen devrait toujours se comporter dans une société parfaite. Il y a, à l’opposé, toutes les mauvaises actions, illégales et illégitimes, qui sont les « actions criminelles ».
Nul doute que ces deux catégories suffisaient autrefois, dans des sociétés très homogènes partageant la même foi et les mêmes valeurs, quand la pression sociale était forte et où on était soit du bon côté soit du mauvais. Chacun sait que les choses ont bien évoluées car les comportements individuels se sont diversifiés ; les populations ont été brassées du fait de flux migratoires de toutes provenances ; la pression sociale imposant la conformité est aujourd’hui battue en brèche par les règles du politiquement correct qui visent plutôt à imposer le respect des différences ; etc.

Sont donc apparus deux types intermédiaires, un qui est sympathique et l’autre qui l’est moins, mais qui tous deux dénotent un dysfonctionnement progressif de nos institutions. Ce mal est ancien car déjà Montesquieu le souligne dans L’esprit des loi : « Il y a deux genres de corruption: l'un, lorsque le peuple n'observe pas les lois; l'autre, lorsqu'il est corrompu par les lois; mal incurable parce qu'il est dans le remède même. »

Le premier type concerne des actions qui ne sont pas conformes à la loi mais qu’une forte majorité de personnes tolèrent en leur accordant une certaine légitimité : ce sont les « actions informelles ». Qui n’a jamais eu recours au travail au noir, comme fournisseur ou comme client ? Qui n’est jamais allé en ce haut lieu de l’informel qu’est un marché aux puces ? Qui n’a pas oublié de déclarer certains cadeaux qu’il ramène de l’étranger pour sa famille ou ses amis ? Etc.

L’autre type intermédiaire, moins sympathique, surtout dans une société aussi franchement post-moderne que la société québécoise avec son manque croissant de considération pour l’autorité, concerne les actions qui, bien que conformes à la loi, n’en sont pas moins rejetées par une grande partie de la société : les « actions de violence légale ». Les exemples abondent dans la vie de chaque jour, mais restons dans le strict domaine des affaires. Que penser, par exemple, d’une entreprise qui rejette des déchets toxiques sous prétexte qu’aucune loi ne l’interdit ? Bien souvent, une abondante et incompréhensible législation sert de paravent à ces failles législatives dans lesquelles s’engouffrent certaines entreprises. C’est encore Montesquieu qui disait : « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires. » Il est probable qu’un bon toilettage de notre législation mettrait en évidence l’incongruité de l’importation de déchets toxiques et de pneus usagés depuis les États-Unis…

LA PERSPECTIVE INTERNATIONALE

Cette classification en quatre grandes catégories varie d’un pays à un autre et incite les entreprises à rechercher un nouveau type d’avantage comparatif : après le faible coût de main-d’?uvre, la faible fiscalité, ou le bas prix des matières premières, voici maintenant le droit de polluer, le droit de déposer ses déchets, le droit de faire travailler la main-d’?uvre sur des matériaux dangereux comme l’amiante (chantiers de démolition navale aux Indes) ou les métaux lourds (chantiers de démontages des vieux ordinateurs en Chine).
Il est bien difficile d’imposer chez-nous un comportement impeccable à tous les acteurs économiques, car les pressions financières sont parfois irrépressibles. On comprend donc que cela soit encore plus difficile de l’imposer à l’extérieur ou simplement de contrôler tout ce qui s’y passe. On peut toutefois s’interroger sur les valeurs qui sous-tendent l’action de telle ou telle compagnie qui, après avoir largement utilisé toutes les facilités offertes par la « légalité non démocratique » d’un autre pays, revient au pays en prétendant défendre les valeurs canadiennes et en se présentant comme une entreprise citoyenne au-dessus de tout soupçon.

C’est dans ces pays
que sont hébergées les fameuses FSC
qui permettent au gouvernement américain
de subventionner discrètement ses entreprises exportatrices
en contradiction totale avec tous ses principes
affichés…

Ainsi, ce n’est pas sans raison que les pavillons maritimes de certains pays éloignés sont appelés « pavillons de complaisance », expression dans laquelle on retrouve le mot « complaisance », lequel s’applique certainement davantage aux armateurs qu’aux équipages recrutés à bas prix dans les ports du Tiers Monde pendant que nos marins – trop coûteux – restent à quai. Ce n’est pas sans raison non plus que certains pays – parfois les mêmes que précédemment – sont appelés des « paradis fiscaux », expression dans laquelle on retrouve le mot « paradis » qui s’applique probablement davantage aux actionnaires qu’aux employés des entreprises qui vont s’y domicilier. C’est dans ces pays que sont hébergées les fameuses FSC (Foreign Sales Corporation) qui permettent au gouvernement américain de subventionner discrètement ses entreprises exportatrices, en contradiction totale avec tous ses principes affichés, mais de façon parfaitement légale, en tout cas là-bas…

Bref, il est clair que la légalité et la légitimité de bien des actions, de bien des situations, sont chaque jour des notions plus éloignées. Et pourtant, n’était-ce pas, dès l’origine, l’intention profonde des pères fondateurs des nations américaines que de créer enfin des lois justes et équitables, légitimes en somme, pour ceux qui avaient fui toutes les tyrannies de la terre ?