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SOMMAIRE

« Le consensus de Washington » sous la critique
Les thèses de Joseph Stiglitz donnent des arguments aux altermondialistes
par Daniel Allard

Oui, il est possible d’attirer une centaine d’économistes québécois afin d’entendre un discours à contre courant des forces dominant actuellement l’économie mondiale. En mettant à l’honneur l’un des économistes les plus critiques et crédibles face au phénomène de la mondialisation, la section Vieille-Capitale de l‘Association des économistes québécois (ASDEQ) a brillamment fait ressortir quelques grands paradoxes des décennies 1980 et 1990 qui, d’ailleurs, perdurent toujours. Analyser les impacts du phénomène de la mondialisation de l’économie en approfondissant les thèses de l’Américain Joseph Stiglitz annonce que la réflexion sera de très haut niveau. Et ce fut effectivement le cas, alors que Mohamed Dioury, chercheur et professeur d’économique du Cégep François-Xavier Garneau de Québec, relevait le défi lancé par l’ASDEQ de présenter une conférence sur le thème « Le consensus de Washington/La critique de Stiglitz ».

Les TIC ont fait du «savoir» un facteur
de production qui est devenu important

Stiglitz, ce lauréat du Prix Nobel d’économie en 2001, président du Council of Economic Advisers sous la présidence Clinton, qui fut ensuite premier vice-président et économiste en chef à la Banque mondiale jusqu’à ce qu’il démissionne et joigne sa voix à ceux qui reprochent au FMI et à la Banque mondiale « une gestion dogmatique ». Début janvier 2004, l’Américain était d’ailleurs un délégué très attendu en Inde, lors du plus récent Forum social mondial, celui tenu à Bombay (Mumbay), où au cours de ce rendez-vous devenu un incontournable des mouvements altermondialistes, ce partisan de l’économie de marché avait heureusement à son crédit la réputation de s’opposer à la manière dont les institutions internationales en particulier « contraignent » les pays pauvres à libéraliser leur économie.

UN PHÉNOMENE NOUVEAU

Devant son auditoire réuni lors d’un petit-déjeuner tenu le 19 mars 2004 à l’Hôtel Hilton de Québec, Mohamed Dioury a d’abord tenu à se démarquer des lectures simplificatrices de la critique face à la mondialisation: « La mondialisation est un phénomène nouveau (...), particulièrement du fait de l’arrivée des technologies de l’information et de la communication, qui provoque une compression du temps et de l’espace sans pareilles dans l’histoire de l’humanité », a-t-il soutenu.

Voulant se méfier des visions linéaires face à une mondialisation « qui connaît des hauts et des bas », il invite aussi les observateurs à y voir un phénomène multidimensionnel qu’il serait réducteur d’analyser qu’à partir des critères d’intégration économique: « la territorialité, la souveraineté, la culture sont aussi à considérer ». Mais si l’on parlait d’abord de mondialisation, c’est parce qu’il le faut bien lorsqu’on aborde ce que les spécialistes du sujet appellent maintenant « le consensus de Washington ». Qu’en est-il au juste ?

LE CONSENSUS DE WASHINGTON

Le Consensus de Washington est né d’un constat. D’un triple constat en réalité, alors qu’avec l’arrivée des années 1980, la « gestion » de la mondialisation ne devenait rien de moins que le théâtre de trois « catastrophes » : crise russe, crise asiatique et crise argentine! Ceux qui, comme Stiglitz qui en fait si bien la synthèse, s’entendent dorénavant pour condamner la manière dont ces crises récentes de l’économie mondiale furent gérées essentiellement par la BM, le FMI et le pouvoir politique de Washington, dénoncent maintenant ce qu’ils appellent « le consensus de Washington », parce que l’analyse de l’histoire récente tend à montrer que l’uniformisation de pensée des leaders des grandes IFI oblige à parler de consensus. Quel consensus ? Celui que la vision privilégiant l'intervention de l'État doit céder le pas à une vision privilégiant la puissance des marchés.

Le Consensus de Washington, c’est le passage
d'une vision privilégiant l'intervention de l'État,
à une vision privilégiant la puissance des marchés

Conséquemment, une évolution dans la pensée économique est apparue, dans les années 1980, en même temps que l’arrivée des impacts majeurs de la mondialisation : « Il n’y a pas de contestation majeure entre les économistes autour du consensus de Washington ». Dioury avance même qu’il y a un changement de paradigme ou face au « rôle de l’État » succède la « prévalence du marché ».

Évidemment, les économistes du monde entier ne font pas consensus sur la pertinence de cette manière d’agir. Et c’est dans ce contexte que les thèses de Stiglitz — qui n’est pourtant pas contre la mondialisation en elle même, mais qui en a contre la manière dogmatique qu’ont les néolibéraux dominants à la gérer — conduisent précisément à un jugement très sévère de la gestion récente et actuelle de l’économie mondiale:

• constatation de l’augmentation des inégalités et de la pauvreté dans le monde;
• dénonciation de la gestion de l’entrée des pays de l’Europe de l’Est dans l’économie mondiale depuis la chute du mur de Berlin;
• dénonciation de la gestion de la crise asiatique de 1996 qui aura poussé des pays à économie saine vers la récession.

DES GAGNANTS, MAIS AUSSI BEAUCOUP DE PERDANTS

Cette mondialisation a-t-elle fait des gagnants? « Oui, il y a incontestablement une augmentation du PIB mondial par habitant... mais il faut aussi retenir qu’entre 1985 et 2000, la croissance du revenu par habitant a diminué dans 23 pays et l’écart de revenu entre les pays les plus riches et les pays les plus pauvres a considérablement augmenté », explique Dioury.

À l’échelon mondial, qui a tiré avantage de la mondialisation? Les pays industrialisés, évidemment, mais aussi les NEI (nouvelles économies industrielles) de l’Asie de l’Est, les pays candidats à l’Union européenne (il nomme la Pologne comme exemple), des pays de l’Amérique latine comme le Mexique et le Chili (qu’il nomme également). Mais ici, rares sont ceux qui ont appliqué les recettes du Consensus de Washington. Alors qu’à l’autre extrême, du côté des pays perdants, il va jusqu’à parler de « …l’exclusion de la plupart des pays les moins avancés (PMA), dont la majeure partie de l’Afrique subsaharienne qui l’ont appliqué ».

Mais il faut aussi constater que si douze pays s’accaparent 75% de la portion du commerce international des produits manufacturés des pays en développement, c’est donc que 176 pays et territoires en développement se partagent le maigre 25% restant (d’autant maigre que c’est 25% du 30% du total du commerce mondial en la matière, lorsqu’on exclu la part des pays développés qui prend, elle, 70%. Et c’est proportionnellement la même chose pour les investissements directs étrangers (ceux-ci se sont accélérés, à la fois en valeur absolue et en pourcentage du PIB, mais sont concentrés dans les pays développés et dans NPI).

D’autres chiffres cités par le conférencier donnent la mesure de la problématique. En Afrique subsaharienne, en Europe et en Asie centrale ainsi qu’en Amérique latine et dans les Caraïbes, le nombre de pauvres a augmenté de 82, 14 et 8 millions respectivement depuis 1990. La croissance du PIB mondial par habitant a ralenti depuis 1990, date à partir de laquelle la mondialisation s’est accélérée.

TOUT FAUX POUR LES IFI

Ne manquant pas de souligner l’échec de la gestion de la crise russe « sous la pression de Washington », l’analyse de Stiglitz est encore plus sévère dans sa critique de la gestion de la crise asiatique: « Il y avait là un contexte économique sain avant la crise, les investissements étrangers affluaient (…) mais il y avait aussi une surveillance bancaire et une transparence des comptes des entreprises qui laissaient à désirer.  »

Stiglitz fait remarquer que le FMI a poussé ces pays à ouvrir prématurément leur marché des capitaux. Il est important de le citer:

« Le FMI et le Trésor croyaient, ou du moins disaient, qu'une libéralisation totale des comptes d'opérations en capital aiderait la région à se développer [...]. Or, je suis convaincu que la libéralisation des comptes d'opérations en capital a été le facteur le plus important dans la genèse de cette crise ».

Il dit également que les hausses des taux d'intérêt ont conduit à la faillite d’entreprises et de banques de la région déjà sur endettées, aggravant ainsi la crise financière ; que la recherche par chaque pays d'un excédent commercial par compression de la demande intérieure a amplifié les chutes de production un peu partout ; et que ces programmes d'austérité ont déclenché de graves crises sociales et miné la confiance.

Quel aurait été le meilleur remède à la crise? À cette question, Stiglitz répond à ses détracteurs qu’il aurait fallu simplement appliquer un programme de relance traditionnel à partir des outils monétaires et budgétaires.

« Aux États-Unis, nous dit-il, aucun gouvernement et aucun conseil de la Réserve fédérale, confrontés à une telle chute de la production, n'auraient hésité à mettre en oeuvre des programmes de relance budgétaire et monétaire (comme l'ont effectivement fait Greenspan en 2001, George W. Bush en 2002 et 2003) ».

Était-ce possible? Les pays asiatiques avaient-ils les moyens de faire ce type d’intervention? « La Malaisie l’a fait, prouvant donc la faisabilité de la chose », a donné en exemple le conférencier.

En réponse à des questions de l’auditoire, Mohamed Dioury a aussi pu donner l’exemple de la Chine: « L’insertion contrôlée de la Chine à la mondialisation a prouvé que la baisse de la pauvreté est pos-sible ». Mais en dépit de cette bonne nouvelle, globalement, la mondialisation a fait augmenter la pauvreté au niveau mondial, soutient-il.

« L’insertion des pays pauvres à l’économie mondiale a été faite sans les filets nécessaires pour qu’ils y réussissent (...) la mondialisation est une formidable machine à créer de la richesse, mais elle est aveugle dans sa redistribution », dénonce-t-il.

Bref, dans l’état actuel des choses, lentement mais sûrement, la création de la richesse par l’économie mondiale ne cesse d’appauvrir de plus en plus les pauvres et d’enrichir de plus en plus les riches.

Ce rapportant toujours à la pensée de Stiglitz qui parle même de l’hypocrisie des pays développés, M. Dioury a expliqué également comment, en réaction au consensus de Was-hington, la Banque mondiale et le FMI ont perdu une grande occasion d’en revenir à leur raison de base instituée lors de leur fondation, y voyant jusqu’à une « occasion manquée » d’aider les pays pauvres à réussir leur entrée avantageuse dans la mondialisation.

Que conclure sur les thèses de Stiglitz? « Même si plusieurs des thèses de Stiglitz sont contestées, l’homme a l’immense avantage d’être un grand théoricien qui a aussi vécu ce dont il parle ». Une belle situation d’exception qui, selon Dioury, donne manifestement beaucoup de crédibilité aux thèses en question.

Fait à Québec le 15 mai 2004.