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Chronique « AFFAIRES et ÉTHIQUE »

Éthique et informalité

par Gérard Verna,
professeur de management international à l'Université Laval

Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’importance persistante du secteur informel, c’est-à-dire de l’ensemble des artisans, commerçants et petites entreprises qui exercent leurs activités sans satisfaire totalement ou partiellement aux lois et règlements en vigueur, dans de très nombreux pays du sud. Nous savons tous le très grand nombre de services que ces travailleurs peuvent nous rendre là-bas et nous ne connaissons personne qui n’y ait jamais eu recours. Nous savons aussi que, sous des formes diverses et par de nombreux moyens, nombreuses sont les entreprises légales, dont l’existence est en règle avec la loi, qui sous-traitent certaines activités à ce secteur ou profitent de son existence de différentes façons. Pour nous qui irons entreprendre dans ces pays, la question se pose d’une possible participation à de telles situations.

On doit se questionner sur les implications éthiques et économiques de ces relations entre la légalité et l’illégalité. Le fait qu’elles soient couramment admises ne signifie pas pour autant qu’elles sont normales ou conformes à l’intérêt général.

Nous traiterons donc cette rapide réflexion en quatre étapes :

1. DÉFINITION DE L’INFORMALITÉ :
C’est l’ensemble des actions illégales qui jouissent cependant de la part de la plupart des citoyens d’un pays d’une certaine légitimité qui fait que rares sont ceux qui s’y opposeront spontanément, comme cela pourrait être le cas face aux crimes (illégaux et illégitimes) mais aussi face à certaines actions de « violence légale », légales, certes, mais considérées comme illégitimes par une forte proportion de la population.


 

Pour un pays donné, les raisons de l’informalité sont nombreuses et celle-ci se rencontre surtout parmi les populations pauvres. Citons rapidement les principales raisons:
• Il est impossible de satisfaire à la loi, soit pour des raisons matérielles, du fait d’une bureaucratie écrasante qui multiplie les obstacles, soit pour des raisons financières, du fait de la corruption des fonctionnaires en place.
• Il est impossible à des entrepreneurs illettrés de connaître une loi beaucoup trop complexe.
• Il n’y a pas de loi régissant clairement l’existence des petites entreprises (on parlera plutôt d’ « alégalité », comme cela est souvent le cas en Afrique).
• La loi existante est imparfaite et son respect est plus facile si elle est juste et bien faite.

2. L’INFORMALITÉ CHEZ LES RICHES OU CHEZ LES PAUVRES
L’examen attentif des conditions quotidiennes de vie et de travail des membres du secteur informel populaire montre clairement que leur activité leur permet non pas un enrichissement mais plutôt la survie ou, au mieux, la pauvreté. Comme l’écrit Michel Kelly-Gagnon (Les Affaires, 4 janvier 2003) : « Toutes les économies sous-développées sont sous l’emprise de bureaucraties étouffantes qui faussent ce processus. L’économiste péruvien Hernando de Soto a démontré qu’un individu qui veut acheter légalement un terrain en Haïti doit remplir 176 procédures administratives et investir près de 19 ans de sa vie avant d’arriver à ses fins. En Égypte, un individu qui veut construire une maison sur une dune de sable doit visiter 31 agences gouvernementales, remplir 77 procédures et attendre au moins 17 ans pour réaliser son projet. Les pays sous-développés ne sont pas pauvres parce qu’il y a des pays riches, mais parce qu’ils étouffent la créativité de leurs citoyens les plus entreprenants. »
Le recours à l’informalité est pour ces personnes une attitude imposée par un environnement qu’ils ne comprennent pas ou qui ne leur offre aucune voie légale acceptable pour les raisons indiquées ci-dessus.

Les pays sous-développés
ne sont pas pauvres parce qu’il y a des pays riches,
mais parce qu’ils étouffent la créativité
de leurs citoyens les plus
entreprenants.

Il en va tout autrement pour les membres de la classe aisée ou les entrepreneurs lorsqu’ils ont recours aux techniques de l’informalité pour des raisons fiscales visant uniquement à améliorer une vie quotidienne qui est peut-être déjà bonne, voire très bonne. On pourrait dire aussi que, contrairement aux inadaptés sociaux que peuvent être certains pauvres, nous avons là des hyper adaptés sociaux qui connaissent si parfaitement le système qu’ils vont pouvoir tricher avec lui. Dans ce cas, l’informalité n’en est plus une, car elle perd sa dimension de légitimité et devient alors au mieux, une simple fraude, au pire un délit.

Le schéma suivant illustre bien cette différence en faisant apparaître deux cercles vicieux qui aggravent les choses. Chez les riches, l’évasion fiscale recherchée par le recours à une activité illégale aggrave le déséquilibre fiscal et renforce donc le poids de l’impôt. Alors que chez les pauvres, le recours à l’informalité augmente le chaos social et rend encore plus improbable le fonctionnement normal des institutions. Ainsi, à Lima (Pérou) l’invasion des rues du centre historique par des marchands ambulants informels, s’installant peu à peu de façon permanente dans la rue en empêchant le passage des voitures, et en sollicitant fortement tous les piétons, avait fini par entraîner la quasi-faillite de la plupart des commerces officiels existants dans ces rues. Il a fallu envoyer de grosses forces policières pour, après plusieurs années d’anarchie, redonner au centre-ville une apparence plus normale et permettre aux petits commerces de renaître.


 

3. LES RELATIONS « FORMEL-INFORMEL »
Donc, les entreprises officielles sont amenées, par la nature des choses, à collaborer avec des acteurs informels. Tant qu’il ne s’agit que de petites prestations de services (entretien de locaux, réparation automobile, petit transport, etc.) ou de fournitures occasionnelles et de montant modeste, les entreprises ont de nombreuses possibilités de prise en charge directe: paiement par caisse sans justificatif détaillé, remboursement de notes de dépenses individuelles, paiement en nature sous forme de troc, etc. De telles situations ne sont pas trop graves car elles n’ont qu’un faible impact sur le déroulement des affaires de l’entreprise, ni sur celui de l’économie en général. Au contraire, elles permettent d’une part, d’offrir des emplois qui seraient trop coûteux dans un cadre légal et d’autre part, d’améliorer la gestion quotidienne ou le niveau de service à la clientèle.

Jusque là les choses sont donc relativement claires, mais elles le sont moins quand ces deux catégories d’acteurs coopèrent. En effet, quand le secteur informel est omniprésent, on voit mal alors comment les entreprises « normales » pourraient éviter toute relation économique quotidienne avec lui. Par contre, il est plus difficile de connaître la nature de ces liens de laquelle dépendra l’appréciation morale de cette collaboration.

Dans un livre que nous avions publié sur ces questions avec Rolando Arellano et Yvon Gasse, Rolando citait le cas d’une usine de chaussures de Lima devant la porte de laquelle, tôt chaque matin, des dizaines de revendeuses attendaient de pouvoir se procurer les quelques paires qu’elles essayeraient ensuite de vendre pendant la journée pour assurer la subsistance de leur famille. Si cela était nécessaire pour faire face à un éventuel contrôle, le fabricant pouvait établir des factures et des reçus libellés au nom de ces personnes qui resteraient de toute façon bien difficiles à retracer.

Par contre, il peut se faire que le secteur informel devienne soit un client, soit un fournisseur ou un sous-traitant régulier d’une entreprise, pour une part significative des activités s’élevant parfois à un fort pourcentage du chiffre d’affaires réel total. Il devient alors nécessaire de comprendre comment de telles situations sont possibles alors qu’elles sont en complète infraction avec les lois de la quasi-totalité des pays.

Bien entendu, le niveau de sophistication des systèmes nationaux de contrôle (douane, police économique, statistiques nationales, etc.) ainsi que le niveau de prévarication de certains agents de la fonction publique sont deux critères significatifs selon lesquels les dispositifs de liaison entre les deux secteurs seront plus ou moins évolués. Ainsi, dans un pays où il n’y a que de faibles moyens de contrôle fiscal et douanier, peu ou pas de police économique, mais un niveau notoire de prévarication, certaines liaisons formel-informel pourront se faire pratiquement au vu et au su de tout le monde. Inversement, les pays jouissant d’une fonction publique efficace et fiable vont exercer sur les entreprises des pressions importantes nécessitant la mise au point de procédures très sophistiquées qui vont souvent faire davantage la fortune des intermédiaires que des personnes qui travaillent vraiment.

Les entreprises normales sont naturellement plus fragiles que leurs homologues informels face à de telles menaces, car elles vivent dans une transparence et une continuité qu’elles veulent et doivent préserver. Les entreprises informelles, au contraire, sont naturellement adaptées aux situations aléatoires et peuvent mourir un jour pour renaître le lendemain. Les entreprises qui nouent des liens avec le secteur informel doivent donc chercher des dispositifs plus sûrs et, surtout, plus discrets, leur permettant des liaisons formel-informel à plus grande échelle et plus à long terme que les simples opérations quotidiennes ou au coup par coup.
On voit donc que si les institutions de l’État engagent une action énergique et suivie de contrôle, les entreprises « normales » souhaitant continuer à profiter des bénéfices que leur procure le secteur informel doivent faire le choix délibéré de se mettre hors la loi. Elles devront donc, du même coup, s’attendre à subir les foudres de cette loi qu’elles violent.

CONCLUSION
Une fois encore, le légal et le légitime s’affrontent dans le cadre de l’informalité.
Oui, l’informalité doit être acceptée dans un pays pauvre, car elle offre une chance de survie à de très nombreuses personnes que les différentes organisations « officielles » sont incapables de prendre en charge.
Oui, il est difficile pour les entreprises légales de ne pas avoir de contact avec l’informel qui est omniprésent et possède parfois le monopole de certaines activités qui ne seraient pas rentables pour des entreprises légales mises en concurrence.

Non, on ne peut et on ne doit pas accepter la collaboration systématique entre ces deux mondes, car cela se traduit presque systématiquement par une exploitation du plus faible par le plus fort, le plus souvent à des fins d’évasion fiscale et toujours au détriment de la morale et de l’intérêt général.
Il faut donc apprendre à mettre la frontière au bon endroit, en sachant jusqu’où une situation reste légitime. Le problème de l’informalité n’est pas facile à résoudre, mais son acuité tient à l’existence de la misère dont la disparition pose un problème encore plus difficile…

Fait à Québec le 15 juin 2004.