Exportation d'eau en vrac
D'où partira l'eau captée au Québec?

par Daniel Allard

Un drôle de tabou perdure, au Québec, concernant la gestion de l'eau. Personne n'ose dire publiquement qu'il est indéniable que l'obligation d'exporter de vastes masses des réserves d'eau douce liquide du territoire s'imposera, à plus ou moins long terme. La vraie question, c'est "D'ici combien de temps?". Seconde question en liste: "D'où partira cette eau?" De Québec? De Sept-Iles? De Gaspé?

Pour l'instant, tout reste théorique. Et heureusement, car il règne une confusion complexe au sein des gouvernements responsables. Si une demande de permis de captage pour grand volume d'eau était présentée au gouvernement du Québec par un promoteur privé, le projet serait examiné en vertu de l'un des mécanismes prévus à la Loi québécoise sur la qualité de l'environnement, explique-t-on à Québec. Par ailleurs, la position du gouvernement du Québec face au projet de loi du fédéral sur les exportations d'eau est claire: le ministre Paul Bégin a déjà averti son homologue d'Ottawa que Québec ne lui reconnaît aucune compétence sur les eaux québécoises. Dans la capitale du Canada, on a pourtant toujours l'intention d'interdire, dès l'automne 1999, les exportations d'eau par navire, citerne ou dérivation de rivières.

TRANSPORTER QUOI AU JUSTE?

Directement ou indirectement, il faudra transporter sur de grandes distances de l'eau captée au Québec. Déjà, avec l'hydroélectricité, le Québec est un spécialiste mondial en la matière. Mais en ce qui concerne le transport direct de l'eau, tout reste à faire.

Dans le numéro 2, novembre 1997, de COMMERCE MONDE, notre "Dossier" abordait en profondeur la question de l'exportation en vrac d'eau. À l'époque, tout semblait d'ailleurs permis pour la région de Québec. Des joueurs poids-lourds tels le chantier maritime des Industries Davie, ainsi que la raffinerie Ultramar, à deux pas plus à l'Ouest également sur la rive-sud de Québec, avaient des projets en ce sens. Industries Davie avançait un moyen, avec un système de membranes, d'adapter un pétrolier afin qu'il charge aussi de l'eau. Du côté d'Ultramar, la compagnie avait aussi un projet actif, très différent de la solution Davie et nécessitant beaucoup moins d'investissements, en profitant du ballast des bateaux à double coque, donc de l’eau qu’utilise déjà un pétrolier, pour valoriser une activité déjà en cours.

Et il y avait également les solutions d'un ingénieur-architecte naval de Québec, Paul. E. Barbeau: "Il n'y a pas vraiment de nom pour désigner un bateau qui se consacre uniquement au transport de l'eau. J'en ai inventé un: des "Aquatiers"!", expliquait-il, en assurant qu'il ne comptait sûrement pas se lancer dans la construction de tels navires à court ou moyen terme, mais ne cachant pas que sa nouvelle compagnie, Aquaroute inc., était déjà créée et qu'elle procéderait plutôt par affrètement de navires-dédiés faisant voguer d'énormes quantités d'eau douce en vrac. "Avec la technologie que j'ai mise au point, il sera facile d'adapter des bateaux existants pour leur permettre de transporter entre 4 000 et 20 000 tonnes d'eau en vrac d'excellente qualité par voyage", ajoutait-il. C'était aussi il y a deux ans. Dans le contexte de 1999, l'homme d'affaires compte-t-il maintenant demander un permis d'exportation au ministre à Québec?

AQUAROUTE DEMANDERA UN PERMIS A QUÉBEC. PROVOQUERA-T-ON LE PRÉCÉDENT?

En entrevue téléphonique, début juillet, le président d'Aquaroute confirmait être dans le coup plus que jamais. "Oui, nous sommes encore actifs et notre compagnie a tout à fait l'intention de demander un permis d'exportation d'eau en gros volume au gouvernement du Québec, et ce dans le sens du plus grand respect de cette ressource qui appartient collectivement aux Québécois, point de vue que j'ai personnellement toujours soutenu", a d'ailleurs tenu à préciser Paul Barbeau. "Du côté du gouvernement fédéral, constitutionnellement parlant, nous n'avons pas de permission à demander à Ottawa et je n'ai pas l'intention de le faire", a-t-il aussi ajouté.

"Les exportations par affrètements de navires-adaptés que nous pensions pouvoir réaliser l'an dernier ne se sont pas réalisées. Mais j'ai fortement espoir d'en réaliser deux à partir de janvier 2000 et il nous faudra ce permis du Québec. Il n'est pas question, pour nous, de ne pas le demander", confirme encore P. E. Barbeau.

Ce n'est donc pas du côté des gros joueurs qu'il faut attendre des développements prochains dans ce dossier, car autant Industries Davie que Ultramar ont mis leur projet sur la glace, justement en attente des développements législatifs. Décidée à monter au front, il reste à savoir si l'équipe d'Aquaroute réussira à  présenter au gouvernement du Québec un dossier assez séduisant pour l'amener à poser le précédent que tous les autres gouvernements du Canada se sont refusé jusqu'ici, de peur de projeter l'eau dans l'arène de l'ALÉNA, à titre de bien commercialisable! Un enjeu de gestion des ressources naturelles à l'échelle du continent qui dépasse largement les intérêts d'une seule compagnie.

En clair, si une seule entreprise canadienne était autorisée à exporter ne serait-ce qu'un camion-citerne rempli d'eau, une disposition de l'ALÉNA interviendrait automatiquement (l'article 11) et signifirait que les entreprises américaines devraient être automatiquement autorisées à établir leurs propres entreprises d'exportation d'eau au Canada.

DEMAIN L'HYDROGÈNE !

Ce qui refroidit les ardeurs - et pour cause - de bien des exportateurs d'eau c'est la difficulté dans le temps d'évaluer correctement l'apparition d'une réelle demande pour le vrac, ainsi que l'espoir que suscitent les technologies de dessalement de l'eau de mer. Avec des usines qui, bien que nécessitant d'énormes investissements, arrivent déjà à produire l'eau dessalée aux alentours d'un à 2$US/m3, Ultramar ou Industries Davie y pensent deux fois avant de se lancer dans des projets-pilotes de conversion de pétrolier. À la fin de 1995, le monde comptait déjà quelque 11 000 usines de dessalement en activité ou en voie de l'être, d'une capacité globale de traitement de 7,4 milliards de mètres cubes par an. Près de la moitié de ces unités étaient localisées aux États-Unis.

Mais si l'eau douce, plutôt que d'être transportée sur de très longues distances, pouvait servir à produire de l'énergie permettant elle de dessaler l'eau de mer? Exporter indirectement ce qui n'est pas économiquement exportable directement du Québec devient alors une perspective qui permet de contourner la concurrence. Mais est-ce techniquement réalisable?

En 1996, un consortium de recherche composé de l'Institut de recherche d'Hydro-Québec, INRS-Énergie et Matériaux,  l'Institut de recherche sur l'hydrogène de l'Université du Québec à Trois-Rivières et l'Université Laval  a été formé pour développer des matériaux dans lesquels il est possible de stocker l'hydrogène. Interrogé à ce sujet, Robert Schulz, chercheur à l'IREQ et membre du consortium, voit l'avenir avec optimisme, mais invite à regarder des horizons différents et insoupçonnés: "À long terme, l'économie mondiale sera fort probablement gouvernée par l'hydrogène. Actuellement, l'hydrogène le moins cher est cependant obtenu à partir du gaz de reformage et non par électrolyse de l'eau... mais l'enjeu concerne plutôt les techniques de stockage. Trois grandes approches se font la course. Il y a l'hydrogène liquéfié pour le transport par conteneur, mais cette voie est difficilement envisageable pour les courtes distances et les petites quantités. Il y a aussi l'hydrogène gazeux à très haute pression, mais ici, les questions de sécurité prévalent et limitent les applications, car on transporte ainsi de véritables bombes en puissance. Enfin, il y a l'approche de notre consortium, les éponges métalliques, dits hydrures, à base de magnésium. Très bientôt, le Québec deviendra le premier producteur mondial de magnésium (soit environ 100 000 tonnes/an) et du côté des coûts de l'électricité, le Québec est aussi un leader mondial. Nous aurons ainsi des conditions très avantageuses", explique le checheur.

Cette technique des éponges de magnésium fait l'objet de travaux de recherche depuis 1991 et le jour de la commercialisation semble maintenant à portée de main. L'équipe travaille actuellement sur un plan d'affaires et une usine-pilote de phase pré-commercialisation fonctionne déjà.     

Cette forme originale de production d'énergie pourrait-elle finalement permettre la mise en valeur indirecte des richesses du Québec en eau? Robert Schulz devient ici plutôt sceptique.Oui d'une certaine manière par l'hydroélectricité.

Outre les quelques entrepreneurs de la région de Québec, le maire de la ville de Sept-Iles a aussi avancé dans les dernières année un projet d'exportation massive d'eau. Mais quelques handicaps majeurs expliquent pourquoi ce projet ne sort pas de l'ombre. Même si Sept-Iles compte déjà sur un port en eau profonde ouvert douze mois par année, la nécessité de voir à la construction de nouveaux  équipements portuaires pour des investissements de l'ordre de 15 à 20 millions $ complique passablement les efforts du maire. De plus, il semblerait qu'à son état brut, l'eau de cette région n'a pas la qualité nécessaire.

Ceci dit, le port de Québec, pas plus que celui de Sept-Iles, n'a actuellement les infrastructures nécessaires au chargement d'eau en vrac. En fait, comme il s'agit encore d'un marché du futur, aucune ville du Québec peut se vanter de posséder les équipements appropriés. Voilà pourquoi la seconde question de fond, à savoir d'où partira cette eau, reste aussi pertinente lorsqu'elle suggère Gaspé, plutôt que Québec ou Sept-Iles, surtout que celle-ci a pour elle l'avantage de la proximité des routes océaniques.

Un relevé auprès des municipalités les plus populeuses du Québec
indique que les tarifs varient entre 0,22$ et 0,55$ par mètre cube,
tandis qu'en Europe le coût est généralement au-dessus de 1$
et peut atteindre près de 10$ par mètre cube.

La région de Québec a cependant l'avantage de compter sur son territoire cinq puits de captage d'eau de source à des fins commerciales. Deux étant situés dans la Communauté urbaine et trois dans la MRC de la Jacques-Cartier. Et quatre usines d'embouteillage existent sur le territoire de la CUQ.

NAYA, PREMIER EXPORTATEUR AU CANADA

En 1997, avec un chiffre d'affaires de 120 millions $, la compagnie Naya était le plus gros exportateur d'eau potable au Canada. Sous sa forme actuelle, depuis 1992, ce secteur enregistre une croissance soutenue de plus de 30% annuellement. Avec son usine d'embouteillage de 180 000pi2 de Mirabel, au nord de Montréal, munie d'un vaste réseau de conduits d'acier inoxidable, Naya fait toujours figure de pionnière au Québec. Actuellement, les prélèvements d'eau de toute l'industrie à des fins commerciales correspondent à 0,08% de l'eau captée au Québec.

UN DESTIN POUR LE QUÉBEC

Neuf pays se partagent 60% des ressources en eau douce de la planète: le Brésil, le Canada, la Chine, le Congo (ex-Zaïre), la Colombie, les États-Unis, l'Inde, l'Indonésie et la Russie. Avec son 3%, le Québec possède une part importante de la réserve mondiale et en proportion de sa population il prend largement la tête en matière de surplus disponibles. Les "Gardiens de l'eau" que deviendront assurément les Québécois seront donc parmi les premiers que la communauté internationale sollicitera, car une très large part de l'eau qui repose en terre du Québec est non seulement douce et facilement potable, mais elle est avant tout liquide. Géopolitiquement parlant, nos voisins du Nord-Est, aussi d'importants "Gardiens de l'eau", auront, eux, bizarrement, à protéger une des dernières réserves universelles; le Groenland est une île-continent haute de trois kilomètres de glace! Cette glace des glaciers et des icebergs géants, qui, de la névé à la neige, était d'abord de l'eau, et saura donc le redevenir, est encore loin de proposer des alternatives crédible, avec par exemple le remorquage d'icebergs géants. Ce continent de glace sera probablement parmi les derniers grands réservoirs naturels d'eau douce de l'humanité. Et il faudra un gros brin de sagesse pour ne pas le menacer, d'ici-là. Il faudra probablement en faire une "zone du patrimoine mondial de l'humanité". Mais c'est déjà une autre question!

Combien d'années tout cela laisse-t-il au Québec pour se préparer? Voilà finalement la troisième grande question à se poser. L'enjeu de l'eau aura assurément bouleversé l'économie mondiale d'ici 2025, si les statistiques de rareté de la ressource de l'ONU tiennent la route. Les deux prochaines décennies deviennent dans ce contexte la période charnière pour agir. 

UNE POLITIQUE  POUR LE QUÉBEC

La volonté actuelle du gouvernement du Québec de se doter d'une Politique de gestion de l'eau d'ici l'an 2000 semble donc une très bonne nouvelle. Depuis le Symposium sur la gestion de l'eau, de décembre 1997, et la mise en place de la Consultation publique du BAPE  qui parcours le Québec depuis mars 1999, beaucoup de chemin a été parcouru et les bonnes actions semblent entreprises pour aider le Québec à se doter d'outils politiques appropriés et en adéquation avec les défis à venir. Même la lecture de La gestion de l'eau au Québec- Document de consultation publique (71p.), publié par le ministère de l'Environnement afin d'alimenter la réflexion, permet de constater que les questions de fonds sont sur la table.

VOUS AVEZ-DIT TRANSPORT?

LE PROJET TURC

L'actuel chantier du Projet Anatolie, qui comporte au total 22 barrages et 19 centrales électriques, pourrait permettre à la Turquie d'augmenter de 40% la superficie de ses terres irriguées, la majeure partie en territoire kurde. Les projets turcs d'utilisation de cette masse d'eau sont surprenants. On parle de la construction d'un pipeline de 50 miles, sous la mer, qui amènerait l'eau jusqu'à Chypre, où l'on pense la vendre en échange de la paix à la communauté grecque de l'île!

Parlant pipeline, les fonds marins  réservent cependant des surprises. "Les abysses - soient les eaux de plus de 2000 mètres de profondeur - occupent 60% de la surface de la planète, sur les 70% qui sont déjà de l'eau", confirme maintenant Louis Fortier, biologiste à l'Université Laval. Avec une telle morphologie sous-marine, il ne sera pas évident de généraliser la méthode du transport d'eau par pipeline!

Récemment, dans la même région du monde, en annonçant l'ouverture de son marché pétrolier, l'Arabie saoudite prévoyait aussi des investissement de 4MM$, sur la période 1997 et 2001, dans le secteur gazier, pour satisfaire une demande interne sur l'énergie électrique et le dessalement de l'eau de mer en constante augmentation (7%).