"Il faut prendre conscience de la valeur de notre fonction publique sur le marché international"  - P. De Celles
decelle.gif (26361 bytes) Tant que la ville de Québec sera une capitale politique, elle comptera un important contingent de fonctionnaires. Cette particularité distinctive, qui donne aux yeux de plusieurs une mauvaise image, constitue pourtant une force et une importante valeur ajoutée pour l'économie d'une région. Dans le cas du Québec, le cheminement historique des quatre dernières décennies a permis le développement d'une véritable fonction publique moderne, constituant une expertise que bien des pays du monde recherchent. Les récents bouleversements occasionnés par les coupures massives de postes et les opérations de rationalisation et de lutte au déficit brouillent en apparence cet état de fait. Pour faire le point sur le positionnement concurrentiel de notre État dans le monde et sur le potentiel exportable de l'expertise qu'il représente, nous avons questionné le grand patron de la boîte à penser de l'administration publique québécoise: l'ÉNAP. À l'heure de la diversification de l'économie de la région de la capitale, Pierre De Celles a accordé, le 5 novembre dernier, une entrevue à COMMERCE MONDE Québec Capitale pour en parler.
Entrevue avec Pierre De Celles, président-directeur général de l'École nationale d'administration publique du Québec


Entrevue réalisée par Daniel Allard


(CMQC) Avant de parler du rayonnement international de la fonction publique, commençons par un constat. Pourriez-vous, M. De Celles, nous qualifier l'état actuel de l'État québécois et le comparer dans le monde?

(P. De C.) "La situation des États en général est relativement comparable, dans la mesure ou on s'attache aux pays occidentaux. À peu près tous ont subit le contre-choc de l'État providence et se sont attardés à rationaliser...

Le Québec s'est engagé dans la voie - prenons un mot neutre - du remaniement un peu plus tardivement que les autres. En conséquence, il a dû le faire un peu plus rapidement. En ce sens là, il n'y a pas de doute que la fonction publique a été bousculée. Beaucoup de départs massifs. Dans ce sens là, il y a eu un essoufflement et je dirais aussi beaucoup de questionnement par rapport au rôle de l'État. Je ne dirais pas qu'elle est plus essoufflée ou moins essoufflée que d'autres...

Ajoutons à ça que même s'il n'y avait pas eu de crise des finances publiques, il y a d'autres pressions qui s'exercent pour que la fonction publique soit différente. Les nouvelles technologies de l'information en sont une... Un autre élément qui aurait de toute façon provoqué de grands changements, c'est la mondialisation. De plus en plus, l'État devient un État procureur d'une société, en concurrence avec d'autres sociétés... Dans un contexte de libre-échange, l'État découvre un nouveau rôle. Avant ça, on pouvait être au ministère de l'Agriculture et à la limite ne jamais penser international et on arrivait à fonctionner quand même, mais là on ne peut plus faire cela."

 

(CMQC) Êtes-vous à l'aise d'offrir la fonction publique québécoise au monde?

(P. De C.) "Oui, beaucoup! ...le Québec est habitué à s'adapter. On est à la croisée de plusieurs cultures... et le Québec a cette grande qualité, d'être capable de s'adapter. Deuxièmement, une autre grande qualité qui est exportable, c'est qu'il y a ici une tradition de solidarité... cette capacité de solidarité, pas juste dans l'action, mais dans le dessein de son avenir. Il n'y a pas beaucoup de pays qui peuvent faire des Sommets sur l'économie et l'emploi (comme en 1996) et en tirer des conclusions. Dans bien des pays, ce n'est pas imaginable!

Troisièmement, malgré ce que bien des gens peuvent en dire, on a une fonction publique excessivement performante... en terme de méthode de gestion, du souci de service à la clientèle... Il faut aller dans d'autres pays pour s'en apercevoir.

Donc, il y a des choses que l'on peut apporter aux autres. On est moins prisonnier de nos traditions, on est un peu plus innovateur et agressif... Mais pour l'essentiel - et si je pense particulièrement à l'ÉNAP - on offre le management public à l'américaine, en français... et étrangement, dans un pays qui a des traditions britanniques! On conjugue trois influences et à cause de cela on est obligé de développer cette capacité à adapter notre système et c'est quelque chose qu'il est possible d'offrir à des pays en rattrapage de développement, qui craignent, souvent, l'Amérique ou la France, avec leur passé colonialiste."

 

(CMQC) La Politique relative à la capitale nationale, rendue publique en juin dernier, parle abondamment de faire rayonner la fonction publique et propose une série de mesures et d'encouragements à ce titre. Dans plusieurs cas, ces engagements semblent intéressants pour les gens d'affaires qui sauront tirer profit des opportunités qu'ils susciteront. Prenons-les un par un. Qu'est-ce que cela veut dire concrètement: "faire de la capitale un pôle d'expertise de calibre international en administration publique"?

(P. De C.) "Si on va aider un pays, on apporte avec nous, sans qu'elles soient des expertises publiques - elles sont souvent des expertises privées - des expertises informatiques, des expertises technologiques, en construction, de services... Exporter ou transférer à l'étranger l'expertise en administration publique du Québec, c'est exporter avec elle tous les services que le secteur privé rend au secteur public... Il ne faut pas croire que tout ce que l'on exporte c'est juste des lois et règlements!

On parle de "Pôles d'expertises". Je pense à un pour lequel tous le monde nous reconnaît: la gestion électorale... Voilà un pôle. II n'y a pas de doute que ce que le Québec a fait en terme de création des CÉGEP a beaucoup à offrir. Même chose dans le domaine hospitalier. L'ÉNAP, nous, on joue dans certains milieux et nous sommes actifs dans des associations internationales. Moi, je m'en vais à Haïti la semaine prochaine présenter les démarches de formation que nous sommes prêts à offrir... Il y a beaucoup de secteurs.

Mais je vous dirais, par rapport à la question, ce n'est pas tellement qu'il y a beaucoup de choses nouvelles à faire. L'esprit, c'est plus d'intensifier les choses qui se font déjà et qui sont souvent à petites doses. L'idée, c'est de faire de cela une composante majeure. On exporte toutes sortes de choses, pourquoi on n'exporterait pas aussi cela!

Et il ne faut pas nécessairement un "ministère dévoué à ça"! Je pense qu'il y a deux choses que ça prend. Un, il faut reconnaître qu'il y a là un produit exportable. Et cela n'est pas évident. Ce n'est pas un acquis. C'est une question de culture. On a toujours pensé qu'une fonction publique, ça servait pour l'interne. Il faut changer les mentalités et dire que ce que l'on fait, c'est exportable.

Deuxième condition, c'est comme toute démarche à l'international, il y a un minimum d'investissement à faire. Il faut se faire connaître et aussi connaître les autres. Il faut aussi accepter de faire des petits ajustements. On a ici, à mon avis, un problème de langue. Parce qu'il faut aussi être capable d'offrir cela en anglais et dans d'autres langues...

Il y a aussi autour de cela toutes sortes de mythes... Ce n'est pas dans la culture. Pour prendre un exemple, si le premier-ministre fait un voyage à l'étranger, il ne se sent pas gêné d'inviter toutes sortes d'hommes d'affaires, mais il serait un peu plus gêné de dire qu'il va y avoir sur son équipe 30% de gens qui sont du secteur hospitalier...

En second lieu, il faut avoir des appuis sur le terrain... Heureusement, le Québec commence à reconstruire son réseau de Délégations à l'étranger... On est loin d'avoir des stratégies aussi agressives que dans d'autres pays.

La troisième condition - et la plus délicate - c'est quand et comment passer à la phase véritablement commerciale? À partir de quand vous arrêtez de distribuer des échantillons et vous rentabilisez vos investissements?

Pendant longtemps, on a pensé que tout ce qui était exportable, c'était seulement notre "plomberie" administrative, mais sur le terrain, on a découvert qu'il ne suffisait pas d'exporter - soyons plus polis - que notre "ingénierie administrative" et qu'il fallait en même temps voir à toutes les composantes de la société civile (une presse libre, des règles de marché claires, un système judiciaire fonctionnel, etc...). Autrement dit, toutes ces pièces qui font qu'une société fonctionne et qui sont toutes dépendantes. C'est le concept de gouvernance..."

 

(CMQC) "Contribuer à la création d'un Institut francophone de gouvernance". De quoi s'agit-il? C'est votre idée à vous?

(P. De C.) "C'est un projet qu'on a ici à l'ÉNAP et qui est aussi très partagé par le ministère des Relations internationales et par le président de l'Assemblée nationale. Une idée qui avait aussi beaucoup été véhiculée par Pierre F. Côté, alors qu'il était le directeur général des élections...

Pourquoi créer une structure, plutôt que de l'intégrer à l'ÉNAP? Parce que c'est à partenaires. Nous, on s'est proposé d'être le point d'encrage de cela. On considère qu'il ne faut pas agir seul et qu'il faut absolument agir à plusieurs, donc... Généralement, pour une chose comme ça, il faut trois volets: un volet recherche, un volet formation et aussi de l'intervention sur le terrain...

Où en est le projet? Je peux vous dire qu'au ministère (MRI), on nous a demandé combien il fallait pour démarrer l'affaire et nous on a dit que pour 200 000$ par année pour trois ans, on pouvait partir l'Institut... Moi, j'ai même prévu les espaces pour l'Institut dans notre nouvel édifice et j'ai bon espoir que cela pourrait être annoncé à l'inauguration officielle de l'ÉNAP, en janvier."

 

(CMQC) On dit vouloir "appuyer le rôle international de l'ÉNAP"?

(P. De C.) "Appuyer le rôle international de l'ÉNAP, c'est la suite de ce que je viens d'expliquer."

 

(CMQC) On parle aussi "d'établir un centre de conférences internationales, inter-gouvernementales et interrégionales"?

(P. De C.) "Il n'y a pas ici à Québec un véritable centre avec toutes les infrastructures d'interprétation pour des conférences multilingues... C'est ça l'idée."

 

(CMQC) Et de "favoriser la reconnaissance de Québec comme carrefour de la francophonie en Amérique"? De situer (disons dorénavant maintenir, car c'est un acquis) dans la capitale le Secrétariat des parlementaires des Amériques?

(P. De C.) "...J'essaie de me résumer. La philosophie, c'est de dire, vous avez entre les mains, à Québec, un produit exportable. Une administration publique de carrière, intègre, performante, moderne et tout ça...

Ce qui manque, c'est premièrement la reconnaissance et deuxièmement de disposer d'un certain nombre de tremplins, pour commencer à explorer le terrain. Il faut y aller graduellement, bâtir la conviction, tranquillement ajouter des institutions, tu en ajoutes un peu plus, puis un peu plus...

"Je prend un exemple. On a organisé la conférence de l'Institut international des sciences administratives, à l'été 97. Moi j'avais fait la démarche d'inviter ça à Québec. On l'a tenue à Québec, après que cela se soit tenu à Pékin, à Mexico, à Vienne, cette année c'était à Paris et l'an prochain à Londres. D'avoir mis Québec dans cette lignée-là, ce n'est pas négligeable... On s'est fait reconnaître. J'ai n'ai pas parlé de cela, mais je suis allé à Paris cette année et ils m'ont demandé de prendre la présidence pour l'Amérique du Nord. J'ai accepté, pour trois ans. Cela me donne des occasions d'aller rencontrer d'autres gens que cela intéresse.

C'est comme cela que ça marche! Moi, je pense que c'est plus dans notre tête. C'est mon message, ça! Il faut d'abord se convaincre que notre expertise en administration publique, c'est exportable. Après, on fait des gestes, on se donne des moyens, on a quelques succès. Le succès nous convainc qu'on est capable, après on améliore nos institutions, etc... et on bâti autour de cela.

Notre avantage concurrentiel, il est presque triple: - réagir en nord- américain à la gestion; - avoir tout le potentiel de la tradition britannique; - et d'être à peu près les seuls à pourvoir l'offrir en français et un peu comme des latins.

C'est pour cela que je répète que c'est un produit exportable. Le danger, c'est que la fonction publique n'a pas de réflexes commerciaux. Si on fait dans le plus pure réflexe de gratuité, on est bien fou de faire passer cela de 2% à 20%... Les Français et les Américains sont beaucoup moins "Frères des écoles chrétiennes" que nous. Le problème de la coopération internationale, c'est de bien établir à partir de quand tu cesses de faire des investissements et quand tu rentabilises!"

(CMQC) Merci et bon déménagement dans votre nouvel édifice du centre-ville!