Chronique "Affaires et Éthique"
Le cercle vicieux de la misère
2005-12-14


Par Gérard Verna
Chroniqueur
, Université Laval
professeur de management international

Gerard.Verna@mng.ulaval.ca

Dans nos pays développés, le problème de la pauvreté (découlant d’une insuffisance de ressources) ou de la misère (état de dénuement extrême) a été traité avec une grande distance pendant toute la période de l’après-guerre, car il ne semblait concerner que des pays lointains et exotiques sur le sort desquels nous nous penchions périodiquement avec une certaine commisération et que nous faisions semblant d’aider dans le cadre de politiques globales confiées à des organismes spécialisés tels que l’ACDI au Canada. Cela créait de nombreux emplois directs de spécialistes de l’aide pour qui la pauvreté était finalement une bonne source de revenus et nous prenions bien soin, par ailleurs, qu’une partie la plus importante possible des sommes consacrées à nos bonnes œuvres soit en fait dépensée chez-nous et serve donc surtout à aider notre économie.

Mais les choses ont progressivement changé et, libéralisme aidant, l’ouverture progressive de nos frontières a permis l’arrivée de produits concurrents aux nôtres, toujours plus nombreux et toujours moins chers. Pire, le développement concomitant de technologies nouvelles a également favorisé la délocalisation d’une partie croissante de notre production et, donc, des emplois qui allaient avec. Cela s’appelle la mondialisation! Et ses conséquences, bonnes et mauvaises, en sont nombreuses.

On nous pardonnera de nous attarder, aujourd’hui, plutôt sur les mauvaises, qui nous amènent à reparler, chez-nous cette fois, de pauvreté et peut-être même de misère.

La première partie de cet article constituera un petit rappel historique sur le partage de la misère dans le monde et la seconde se penchera sur la réémergence de la pauvreté dans les pays riches.

L’ÉVOLUTION HISTORIQUE
Nous avons longtemps vécu dans un monde tripolaire : il y avait des riches, des pauvres et des socialistes qui semblaient vouloir mettre en œuvre un autre type d’organisation sociale sur laquelle nous nous interrogions, tout en la redoutant. D’où la guerre froide, qui a entraîné une telle débauche de dépenses militaires que le système communiste, par ailleurs fortement gangrené, s’est écroulé à la fin des années 80. Nous sommes alors entré dans un monde bipolaire, composé simplement de pays riches et de pays pauvres.

Pourquoi certains pays sont-ils plus pauvres que d’autres ? C’est ce que tente d’expliquer le Schéma 1 qui souligne le caractère systémique de la misère, ce qui implique qu’on ne peut lutter contre elle que globalement.

Hier, la misère était chez les pauvres
et la discrimination se faisait
entre États…

Bien que la Banque mondiale et d’autres organismes de ce type nous expliquent doctement que, globalement, la misère recule, quelques chiffres permettent de mieux cerner le problème : 1,3 milliard de personnes vivent dans le monde avec moins d'un $ par jour et 3 milliards de personnes vivent avec moins de 2 $ par jour. Le nombre des indigents croît de 25 millions de personnes par an. Le nombre des pauvres a triplé en 50 ans pendant que celui des riches doublait. Un cinquième de la population mondiale a une espérance de vie inférieure à 40 ans. Pour 300 millions de personnes dans 16 pays, l'espérance de vie a reculé entre 1975 et 1995 ; 840 millions de personnes, dont 160 millions d'enfants, sont chroniquement sous-alimentées. Deux milliards d’autres souffrent de carences alimentaires, souvent parce qu’elles n’ont plus d’énergie disponible pour faire cuire la nourriture, la principale source – le bois – étant en voie d’épuisement définitif un peu partout, surtout à proximité des villes.



Hier, la misère était chez les pauvres et la discrimination se faisait entre États. Aujourd’hui, la misère est partout et la discrimination s’opère entre les personnes!

…aujourd’hui, la misère est partout
et la discrimination s’opère
entre les personnes!

Car les choses ont continué à évoluer. La mondialisation progressive de l’économie nous conduit aujourd’hui à un monde unipolaire, dont les effets commencent à se faire sentir sur chacun d’entre nous. C’est la fin du rêve américain, qui correspondait à un monde composé de quelques pauvres, de quelques riches et d’une énorme classe moyenne, qui rêvait en regardant les riches et qui faisait rêver les pauvres. En fait, nous assistons plutôt à une tiers-mondisation progressive de la planète avec des pauvres plus pauvres, des riches plus riches et une classe moyenne en voie de disparition.

LA RÉÉMERGENCE DE LA PAUVRETÉ DANS LES PAYS RICHES

Quelques définitions :
La réémergence ("ré", puisqu'elle n'avait pas disparu : tout au plus était-elle devenue invisible - mais il n'est rien de moins visible que ce qu'on se refuse à voir) de la pauvreté se manifeste par la mise en oeuvre d'un processus d'exclusion en trois étapes : la précarité, la marginalité et l’exclusion.

  • La précarité : Difficilement décelable parce que ne revêtant pas de forme visible extérieure au groupe restreint (notamment familial) auquel participe l'individu précarisé, elle se caractérise par la permanence d'une "place" dans la société, d'un rôle social et donc de liens sociaux "normaux", mais par la raréfaction des ressources nécessaires au maintien de cette place, de ce rôle et de ces liens. Caractéristique de ce qui n’est pas sûr dans le temps, c’est le critère re­tenu par certaines organisations humanitaires pour identifier la pauvreté.
  • La marginalité : Socialement visible, la marginalité consiste en une "déportation" (qui peut d'ailleurs être parfaitement volontaire) de sa place et de son rôle social aux lisières de la normalité - mais encore à l'intérieur de celle-ci, et par l'appel à des interventions extérieures au groupe familial ou amical restreint pour faire face à des difficultés que le revenu dont on dispose ne permet pas de surmonter (logement, emploi, éducation, santé, prise en charge des enfants, etc.).
  • L'exclusion : Cette notion a été proposée dès 1959 par Secrétan : “[les pauvres] sont de notre monde sans en être”. Cette exclusion a trois sens différents : celui du handicap, physique ou mental; celui de l’inadaptation; et enfin celui de la déprivation, c’est-à-dire de l’incapacité à se maintenir dans le mode de vie dominant d’une société. Cette déprivation qui n'est pas le terme obligé de la marginalité et qui, contrairement à elle, n'est pas choisie mais subie (ce qui implique qu'elle ait été imposée) se caractérise par la perte de la "place" sociale, l'absence d'un rôle social et la rareté, voire l'absence, de liens sociaux stables. L'exclu est "hors la société" : il n'a ni revenu régulier, ni groupe familial ou amical stable, parfois même pas de domicile fixe.

Le double spectre du chômage et du manque de main-d’œuvre qualifiée
Il est important de souligner le danger qui guette tous les décrocheurs scolaires d’aujourd’hui, car la mondialisation détruit chaque jour de très nombreux emplois non qualifiés qui sont les seuls auxquels ces personnes pourront prétendre par manque de formation et qui guette la société tout entière qui manquera, de ce fait, de nombreux techniciens et spécialistes.

Le renoncement à la production de biens matériels, en pleine terre ou en usine, va se poursuivre implacablement, la production résiduelle requérant de moins en moins de bras. Parce que les usines qui ne sont pas parties au Mexique partent aujourd’hui en Chine (où piaffent d’impatience plus de 500 millions de chômeurs potentiels prêts à travailler pour « rien »). Et parce que le travail de la terre impose des contraintes de vie que n’acceptent plus les jeunes générations et suppose une forme physique que n’a plus un chômeur urbain (d’où le recours à des travailleurs intérimaires polonais ou mexicains pour les récoltes québécoises qui, sinon, pourriraient sur pied).

Les emplois à forte valeur intellectuelle ajoutée continueront à gagner en importance. Ce sera le règne du « young urban profesional », de moins en moins « young » d’ailleurs avec le vieillissement de la population. Mais cela ne signifie pas qu’ils seront tous comblés, bien au contraire. L’exemple spectaculaire est celui des emplois de professeurs d’université pour lesquels il faut aujourd’hui un doctorat ou un PhD et dont la seule province de Québec va devoir recruter plusieurs milliers dans la prochaine décennie avec le départ des « baby boomers », alors que dans certains programmes actuels de doctorat il y a plus de 80% d’étudiants étrangers qui n’ont pas tous l’intention de rester ici à la fin de leurs études. Faudra-t-il alors recommencer à embaucher des professeurs sans doctorat, comme dans le passé ?

Pour les autres, il restera l’ensemble des « services à la personne » dont les besoins vont exploser avec l’augmentation de l’espérance de vie et les progrès de la médecine. Le problème sera de trouver des volontaires pour ces travaux dont la réputation « ancillaire » est dévalorisante pour beaucoup de personnes.

Le retour de la misère chez les riches

 

La façon dont s’enchaînent inexorablement les différentes étapes de la misère est partiellement illustrée par le Schéma 2 qui tente de cerner les principales raisons qui concourent de façon systémique à l’installation de celle-ci : manque d’éducation, manque de travail qualifié, manque de revenus, manque de logements salubres, manque de loisirs et de possibilités d’épanouissement, manque de protection sociale et de capacités de contraception, etc. qui entraînent une inadaptation croissante des jeunes aux systèmes éducatifs et en font des décrocheurs précoces sans avenir; et qui provoquent ainsi cette déprivation des adultes incapables alors d’aider leurs enfants.

La réorganisation clandestine de nos sociétés
En fait, dans un contexte de plus en plus hostile pour un nombre grandissant de personnes, on peut craindre une sorte de réorganisation clandestine de nos sociétés par ceux qui doutent qu’elles puissent les aider efficacement. Face à un monde trop complexe pour certains de nos concitoyens, la tentation du rejet est grande qui mènera à la marginalisation et souvent à l’exclusion ceux que nous n’aurons pas su convaincre, pas su aider ou pas su comprendre. C’est ainsi que l’économie informelle (ou souterraine, ou au noir) a encore de très beaux jours devant elle.

Par ailleurs, la complexification croissante de l’aide sociale, conséquence de politiques clientélistes à court terme qui créent régulièrement de nouveaux dispositifs qui viennent « s’empiler » sur les précédents, permet à un nombre croissant de personnes de s’installer dans une « zone de non-activité » ou le mélange des aides, des dons et des petits trafics permet une survie, parfois confortable d’ailleurs, en créant une sous culture de l’assistance et de la débrouille dangereuse à terme pour le reste de la société.

EN GUISE DE CONCLUSION
La lutte contre la pauvreté passera encore pendant longtemps par le développement de l’emploi (et surtout de nouveaux emplois) et les entreprises resteront donc des acteurs incontournables. Mais que peut-on attendre d’elles ? Que dans le cadre des lois en vigueur, elles continuent à rechercher le profit maximum ! C’est leur raison d’être. Et comme l’a dit Milton Friedman : « L’éthique de l’entreprise c’est la maximisation des profits. » (il a obtenu un prix Nobel d’économie) !

Ce n’est donc pas des entreprises que viendront les réformes nécessaires, mais uniquement du pouvoir politique qui, lui, par ses décisions successives, doit préparer le long terme de la société. Les citoyens doivent donc aider au renforcement de ce pouvoir tout en exerçant un strict contrôle sur lui et ne doivent pas se résigner à l’idée que ce qui est bon pour le marché est bon pour eux. Car le marché, si tant est qu’il existe, est une entité froide dont la logique finira par nous broyer. Mais la population éprouve de plus en plus un sentiment d’impuissance face à l’évolution des choses. Or, il est probablement faux de dire que nos gouvernants sont impuissants, mais vrai de penser que tout est fait pour renforcer cette impression. De puissants lobbies sont à l’œuvre et tentent d’exercer leur influence. Nous ne sommes pas obligés de les laisser faire.

Par ailleurs, seul le pouvoir politique et la volonté populaire peuvent permettre une redéfinition des services d’éducation pour ne plus perdre la moindre ressource et donner à chacun un minimum de formation compatible avec ses moyens, afin de répartir au mieux les tâches à accomplir. Face à une société en profond changement, la simple amélioration de ce qui existe ne suffit plus. Il est temps de donner le pouvoir à l’imagination.

En fait, notre dernier espoir, qui est d’ailleurs le seul que nous n’ayons jamais eu, est la démocratie!

Fait à Québec et Genève le 12 décembre 2005.


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