Chronique "Réussir en Chine"
Le concept fondamental de la face (1er de 2)
2006-04-19


Par Jules Nadeau
Chroniqueur
, Communik-Asie
jules@communikasie.com
consultant en affaires asiatiques

Un bon ami shanghaien de Montréal, pour qui les us et coutumes de son pays n’ont plus de secret après avoir été en poste dans diverses ambassades et côtoyé de hauts dirigeants politiques, m’a raconté une « histoire tout à fait vraie » tirée de son entourage : « Un compatriote qui a immigré ici s’était trouvé du travail dans l’importante multinationale A de Montréal. L’ingénieur conduisait une Toyota Tercel d’allure relativement modeste mais celle-ci avait l’avantage de consommer très peu. »

« Mais uniquement dans le but de gagner de la face, poursuit ce fin observateur, il s’est acheté une luxueuse Volvo nécessitant plus de pétrodollars à la pompe. Avec cet engin haut de gamme, il a pu se garer avec orgueil dans le stationnement des employés de bureau pour faire preuve de son statut relevé. Avec le temps, il a toutefois jugé cette dépense onéreuse et a repris la Toyota pour retourner dans le stationnement des cols bleus de la production. Il a même annulé l’assurance de la Volvo puisqu’il la laissait mûrir à la maison. Mais ainsi, toute la galerie était au courant qu’il était surtout  propriétaire d’une puissante européenne et il avait ainsi gagné de la face.»

Sauvez la face en Asie,
sinon...
sauve qui peut!

Le concept de la face n’est pas totalement étranger à notre pratique des affaires, en Occident. La bonne réputation que chacun de nous tient à préserver ainsi que l’amour-propre sont des notions comparables, sans oublier celui de l’ego – gros ou moyennement gros. Rares sont les Occidentaux qui ne cherchent pas à sauvegarder une bonne réputation. La fierté est toujours au programme. Même les compagnies ont des images de marque et des logos à faire valoir; gare à la firme dont la réputation se trouve malmenée (comme Google et Yahoo récemment dans l’affaire de la censure sur Internet). Mais chez les Orientaux, perdre la face est encore plus grave dans une société où la personne se situe au cœur de toutes les relations. Le sens de la communauté y est fortement développé et le jugement d’autrui sur sa propre personne représente un poids énorme.

LA FACE EN QUATRE POINTS
Pour faciliter la compréhension de ce concept, dans cet article et le suivant, nous distinguerons quatre points : (1) perdre ou faire perdre la face, (2) sauver la face, (3) gagner de la face et (4) donner de la face.

L’ex-diplomate qui m’a raconté l’anecdote de la Volvo gagne-la-face, poursuit son explication : « Je pense que la face est reliée à un problème de pauvreté. Regardez Shanghai et ses grandes tours. Ce n’est quand même pas toute la population qui vit très bien. On y a construit beaucoup de beaux gratte-ciel. Il y a aussi une question d’hypocrisie dans cela… » Chose certaine, les liens de dépendance réciproque comptent beaucoup dans la culture chinoise.

Si vous vous touchez la joue du bout de votre index, comme pour vous gratter, tout interlocuteur comprendra facilement que vous faites allusion au jeu de la face. Simplement évoquer le danger de perdre la face, hao diu lian, en parlant d’une action à prendre vis-à-vis de telle personne, c’est vite y mettre un frein. Passe encore si je perds moi-même la face, ce qui est déjà mauvais, mais être coupable de la perte de face d’un partenaire, d’un supérieur ou d’un ami, c’est beaucoup plus sérieux. « Dans ce cas-là, l’autre gars, la victime, cherchera à se venger de vous », m’a déjà affirmé un diplômé de l’École nationale d’administration publique qui a vécu longtemps au Québec, et est ensuite retourné travailler dans son pays. Certainement pas une agression physique, mais la « possibilité de vous rendre la pareille trois ans ou cinq ans plus tard », de me faire comprendre cet administrateur qui maîtrise parfaitement bien les arcanes des deux cultures.

Un petit ouvrage très utile, Le chinois de poche de la super-méthode Assimil, souligne avec justesse : « Perdre la face est la pire des choses qui puisse arriver à un Chinois. Faire perdre la face à quelqu’un est considéré comme un comportement d’une gravité extrême. C’est une des raisons pour lesquelles les Chinois n’expriment que très peu leurs sentiments directement et ouvertement. Il ne faut donc pas formuler de demande exacte quand on sait d’avance que celle-ci ne saurait être satisfaite. En effet, un « non !» implique une perte de face qui mettra les deux interlocuteurs dans une situation fort embarrassante. Le Chinois, afin d’éviter ces conclusions gênantes, se contentera souvent d’escamoter la question en répondant par un sourire qui signifie qu’il est temps de passer à autre chose. »

À CHACUN SA DÉFINITION DE LA FACE
Je me souviens d’avoir acheté chez l’un des nombreux marchands de la Grande muraille un T-shirt plutôt amusant. La courte inscription signifiait « je n’ai pas d’argent » et ça me semblait un bon moyen d’éviter de me faire importuner par les innombrables vendeurs de bricoles encombrant nos sentiers touristiques. Mais la première fois que j’ai tout simplement exhibé les caractères mei you qian au marché des perles, l’une des vendeuses m’a clairement signifié par le geste décrit plus haut : « Vous ne devriez surtout pas vous afficher en public comme un pauvre sans-le-sou! » Je n’ai aperçu cette fille que quelques secondes mais pendant les années suivantes, je n’ai jamais été capable d’endosser ce T-shirt. Même pas dans la maison. J’ai fini par m’en débarrasser pour éviter le déshonneur…culturel!

Dans Un Barbare en Asie (Gallimard) datant de 1933, l’écrivain-peintre Henri Michaux a noté : « Un rien froisse le Chinois. (…) La peur des humiliations est tellement chinoise qu’elle domine leur civilisation. Ils sont polis pour cela. Pour ne pas humilier l’autre. Ils s’humilient pour ne pas être humiliés. La politesse, c’est un procédé contre l’humiliation. Ils sourient. (…) Ils n’ont pas tant peur de perdre la face, que de la faire perdre aux autres. Cette sensibilité, véritablement maladive aux yeux de l’Européen, donne un aspect spécial à toute leur civilisation. Ils ont le sens et l’appréhension du "on dit". Ils se sentent toujours regardés… », a écrit l’artiste de Namur qui s’est lié d’amitié avec le célèbre peintre Zao Wou Ki (Zhao Wuqi) peu après son arrivée en France.

Nous avons écrit (le 2e article) sur l’idée que la politesse à l’asiatique mise beaucoup sur le rituel et le statut. Petits ou grands, les symboles occupent aussi une grande place. Tandis que nous encourageons un comportement beaucoup plus égalitaire chez nous, au contraire, outre Pacifique, tout manquement au cérémonial devient vite une question de face. Pour le meilleur ou pour le pire. Exemple, dans un restaurant chic, faire asseoir un invité le dos à la porte équivaut à une impolitesse. Aucun détail de ce type ne saurait échapper à un homme d’affaires chinois. En rencontrant pour la première fois une délégation étrangère, remettre d’abord sa carte d’affaires à un subalterne devient un faux pas à l’endroit du chef de mission. Prendre une photographie de groupe sans laisser le temps au chef de prendre la place d’honneur, au centre? Encore un manque de délicatesse. Lorsqu’un chef d’État effectue une tournée officielle en Amérique du Nord, comme le président Hu Jintao à Washington, cette année, les symboles se mêlent intimement au protocole. Dans les médias chinois, tout sera analysé et mesuré.

L’EXCEPTION À LA RÈGLE
Autre anecdote, j’ai aussi été témoin de l’exception qui confirme la règle. Un jour, un Singapourien possédant de bonnes attaches à Brossard m’a approché pour mieux examiner la possibilité de traduire en français son tout premier livre à compte d’auteur : un album illustré sur les grandes régions du pays de la soie à l’intention des jeunes lecteurs. Nous avons donc fait le tour de quelques spécialistes pour une première évaluation. Le premier diagnostic était très positif sur la qualité de son A Musical Journey  avec un sujet fort attirant. Mais il fallait faire vite avant que l’auteur reparte vers son lieu de travail à Shanghai. Au Salon du livre, place Bonaventure, j’ai donc amené ce monsieur pour lui présenter quelques bons contacts personnels.

Au kiosque d’une des plus grandes maisons d’édition montréalaises, par l’entremise d’un vieil ami, j’ai vite réussi à repérer la responsable des manuscrits. « Rapidement, j’en profite pour vous présenter monsieur Lieow, l’auteur que je vous ai proposé pour une traduction. » La bonne dame prit sa carte, échangea quelques mots de courtoisie et promit ce qui suit : « Je vais vous donner une réponse dans les meilleurs délais. »

Seulement quelques heures plus tard, Lieow est rentré chez lui à Brossard et a trouvé une lettre de cette compagnie. La réponse était négative. Pas l’intention de publier votre livre en français. Résultat : Lieow était furieux au téléphone, non pas parce que son Musical Journey n’avait pas passé la barre du comité de lecture mais pour une autre raison tout à fait inattendue à mes yeux. Il m’a ensuite écrit ce courriel dont voici l’original : « I actually would like a flat no in my face. Given her position in that company her actions are simply below standard. She does not know how to judge who's the person standing before her. They may have been around for 30 years, but's who to say how they'll be doing in the next 5 years? To (me) this is just another company, and this lady just another human being. We are not "begging" to have the book published by them. »

J’y repense encore, et je m’explique mal qu’un Asiatique préfère essuyer un refus aussi désagréable dans un tel face à face si décevant pour un auteur. Pourquoi cette réaction 100 pour cent occidentale chez cet homme d’une trentaine d’années? Personnellement, j’estime que la dame de l’édition a parfaitement bien agi, simplement par prudence, afin de s’éviter une confrontation publique en plein Salon du livre. J’aurais moi aussi cherché un moyen indirect de dire non afin de protéger la susceptibilité de ce Singapourien. Malheureusement, à partir de là, les rapports entre nous deux se sont nettement dégradées, même si je n’y étais pourtant pour rien.

Dans cet autre admirable film d’Ang Lee, Le Garçon d’honneur (The Wedding Banquet), un couple âgé de Taiwan aux idées traditionnelles fait le voyage jusqu’à New York pour voir à l’avenir de leur fils Wei-tong. Confucius oblige, les deux aînés rêvent de pouvoir jouir du bonheur de prendre dans leurs bras leur petit fils. Or, Wei-tong est gai et son ami de cœur Simon organise donc un mariage en blanc avec l’attrayante Wei Wei, à la recherche de la précieuse carte verte. Le trio espère ainsi faire d’une pierre deux coups. Le moment venu, à la suite de la cérémonie civile très simplement et très rapidement bâclée pour le jeune couple improvisé, il est bien évident que la journée reste incomplète.

À la sortie des bureaux gouvernementaux de l’état civil, les vieux parents et les plus jeunes du complot matrimonial tentent de surmonter leur morosité dans un restaurant anonyme pour un repas frugal. Là, un vieil ami du père, qui fut général dans l’armée de Chiang Kai-shek, le reconnaît. Tout à fait par hasard. Apprenant qu’il y a des noces dans la famille de son ex-supérieur à la santé fragile, le retraité évalue vite la situation et propose tout de go au groupe de cinq : « Un chic banquet! » La raison d’être du festin c’est évidemment l’honneur. Il ne faut pas perdre la face en mariant son fils sans présider un grand banquet. Non sans une grande pointe d’humour, cet autre succès d’Ang Lee (Ours d’Or à Berlin en 1993) pose en plus le dilemme profond entre le conflit de générations et le choc des cultures entre l’Asie et l’Amérique.

LA FACE DU PAYS
Pour sauver la face, plusieurs sont prêts à aller jusqu’au bout de leurs moyens et même de leurs forces physiques. Une étudiante d’origine polonaise qui a fait un séjour linguistique à l’Université Nankai (Tianjin) m’a écrit à ce sujet qu’en cas de confrontation entre un « long nez » et un Chinois, celui-ci « peut se battre à coups de poings avec la plus grande énergie afin de protéger son ego aux yeux des gens de son milieu ». Bref, mieux vaut éviter la bagarre!

Un film culte de Bruce Lee, La Fureur de vaincre, illustre bien le niveau supérieur du concept de la face, plus politique. J’ai vu ce film hongkongais (1972) lors d’une promotion au festival Fantasia. L’actrice de l’époque, Nora Miao, est venue de Toronto pour assister à la projection à l’Université Concordia. Le scénario touche à la fierté nationale des Chinois vis-à-vis des Japonais et demeure donc un sujet vraiment d’actualité.

Sur le thème de l'invasion japonaise, Bruce Lee, jeune élève d'une école de kungfu (gongfu), apprend la mort de son maître assassiné et tenter de comprendre qui se cache derrière ce crime pour finalement découvrir que c'est une école d'arts martiaux japonaise qui en est la coupable. Lors de la cérémonie funéraire, des émissaires nippons provoquent les élèves locaux. La Fureur de vaincre touche le thème de la discrimination envers les Chinois à l'époque des Japonais dans les années 30 à Shanghai. Bruce Lee se venge et se bat pour ses droits et les droits des Chinois. Le premier combat du film se déroule dans l'école même des occupants japonais où Bruce Lee ramène le présent offert par l'école de Karaté pour le décès du Sensei (son maître), un tableau encadré sur lequel est inscrit quelques caractères : Les Chinois sont les malades de l'Asie. Nora Miao était la petite amie du combatif Bruce Lee dans ce film qui fit époque dans toute l’Asie.

Peter Hays Gries, l’auteur de China’s New Nationalism, Pride, Politics and Diplomacy (2004), a développé une thèse très intéressante reliant le concept de la face à celui du nationalisme chinois des dernières années alors que la République populaire reprend une place prépondérante sur la scène mondiale. Toute personne d’affaires traitant avec des ressortissants de ce pays doit obligatoirement tenir compte de ce phénomène.

Le sinologue américain consacre de bonnes pages à expliquer comment les Chinois ont réagi si fortement au bombardement de leur ambassade à Belgrade en 1999, à l’intrusion  en mer de la Chine du sud de l’avion-espion américain EP-3 en avril 2001, sans oublier le comportement des Japonais qui irrite la fibre nationaliste chinoise. Le professeur de l’Université du Colorado, à Boulder, affirme clairement qu’il fonde son analyse sur la « psychologie sociale » et que le concept de la face y occupe une « place centrale ».

Une fois ce concept bien établi, nous en développerons divers aspects dans le prochain article. Nous insisterons surtout, pour être plus concret et positif,  sur l’importance de DONNER DE LA FACE à un partenaire tout en utilisant le code de langage chinois.


 

Fait à Montréal le 16 avril 2006.

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