affaires européennes

Divergences transatlantiques sur fond de conflit sur l'acier

par Benoît Lapointe, avocat
lapointe.ben@qc.aira.com

Si les Canadiens ont de quoi maugréer contre les Américains en raison du conflit du bois d'œuvre, il peuvent néanmoins éprouver une mince consolation à la pensée qu'ils ne sont pas les seuls à se plaindre de l'attitude de leurs voisins du sud en matière commerciale. Les Européens aussi en ont gros sur le coeur. Dernier en date des litiges commerciaux transatlantiques, le conflit sur l'acier a bruyamment commencé le 5 mars dernier, au moment où le président Bush annonçait la décision suivante : dans le but de protéger l'industrie sidérurgique nationale, l'administration américaine impose, pour une durée de trois ans, des quotas et des droits de douane allant de 8 à 30% sur les importations d'acier. L'administration américaine prétend que l'acier importé, en raison de son faible coût, conséquence directe des subventions que les producteurs étrangers reçoivent de leurs gouvernements, livre une concurrence déloyale à celui produit par l'industrie nationale. Étant donné que cette situation met en péril l'industrie sidérurgique nationale, il convient d'accorder à cette dernière une protection temporaire au moyen de mesures de sauvegardes adoptées au titre des accords conclus sous les auspices de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), et ce, même si les importations américaines d'acier ont diminué du tiers depuis 1998. Certes de nombreuses nations, comme le Japon, la Russie et le Brésil, sont pénalisées par les mesures américaines. Néanmoins, les droits de douane les plus élevés, qui s'appliquent aux produits ayant une forte valeur ajoutée, touchent spécialement les importations en provenance de l'Europe, et tout particulièrement de l'Allemagne.

La querelle sur l'acier montre certes l'importance qu'ont eues les considérations de politique intérieure, notamment électoralistes, aux États-Unis, dans l'imposition des mesures commerciales. Il convient malgré tout de ne pas négliger l'examen de l'arrière-plan diplomatique formant la trame de fond de ce conflit, en envisageant prioritairement la perspective européenne. Il n'est donc pas question d'analyser ici les tenants et aboutissants d'un conflit déjà largement commenté dans la presse, mais plutôt d'envisager le contexte diplomatique particulier dans lequel il s'insère, c'est-à-dire en considérant les relations américano-européennes dans leurs perspectives commerciale et globale.

Sur le plan des relations commerciales entre l'Union européenne et les États-Unis, le conflit sur l'acier survient dans un contexte qui fait craindre à certains observateurs un affrontement musclé qui mettrait à mal non seulement les négociations commerciales multilatérales décidées à Doha (Qatar) en novembre 2001, mais encore le système commercial multilatéral dans son ensemble et l'organisation qui l'incarne, l'OMC. Ainsi, les Américains ne se sont pas encore conformés à la décision rendue le 14 janvier dernier par l'Organe de règlement des différends de l'organisation basée à Genève. Cette instance avait donné raison aux Européens, qui soutenaient que les aides fiscales américaines à l'exportation (FSC, Foreign Sales Corporation) étaient incompatibles avec les règles du commerce international. La sourde oreille faite jusqu'à maintenant par les Américains aux demandes de compensation formulées par les Européens a certes de quoi exaspérer ces derniers.

Mentionnons aussi que la Commission européenne, probablement en représailles inavouées aux mesures américaines concernant l'acier, est en train d'évaluer la possibilité de sanctionner les compagnies aériennes «étrangères» qui bradent leurs prix sur les vols vers ou au départ de l'Union européenne. Ces mesures viseraient en fait les compagnies américaines, qui, en raison des difficultés rencontrées suite aux attentats du 11 septembre, ont reçu de généreuses aides de la part de l'administration américaine.

L'agriculture envenime également les relations commerciales transatlantiques, ce qui augure mal des négociations décidées à Doha. L'Union européenne ne veut toujours pas de produits génétiquement modifiés et de viande aux hormones. Elle désire aussi, dans le cadre des négociations du cycle de Doha, défendre la question de l'appellation géographique, comme le fromage Roquefort ou le jambon de Parme. Elle s'inquiète en outre du fait que le Farm Bill, actuellement devant le Congrès, prévoit une allocation de 79 milliards $ pour soutenir l'agriculture américaine jusqu'en 2011, alors qu'elle même - suite, il est vrai, aux intenses pressions américaines - a réduit ses subventions à l'exportation en matière agricole, notamment depuis la réforme de la PAC (politique agricole commune) survenue en 1992.

Le conflit sur l'acier survient donc dans un contexte de relations commerciales tendues entre l'Union européenne et les États-Unis. Aussi est-il possible, à certains égards, de relier les mesures américaines sur l'acier et les contre-mesures adoptées en conséquence par l'Union européenne, à l'état de tension qui règne au chapitre des relations commerciales entre les deux grands ensembles. Mais s'en tenir à cette seule optique ne permettrait pas de comprendre adéquatement les motivations ayant entraîné l'imposition des mesures américaines. Il faut, pour cela, élargir la perspective et considérer la globalité des relations diplomatiques entre les États-Unis et l'Union européenne, c'est-à-dire dépasser le cadre des relations commerciales de façon à englober les composantes plus proprement politiques, spécialement celles ayant trait à la sécurité et à la défense. Aussi est-on en droit de se demander si les mesures américaines sur l'acier ne constitueraient pas, en quelque sorte, la manifestation d'un mécontentement plus vaste ayant trait à certains aspects des relations diplomatiques transatlantiques au sens large.

Et si les mesures américaines sur l'acier
constituaient pas la manifestation d'un mécontentement
plus vaste ayant trait à certains aspects
des relations diplomatiques transatlantiques
au sens large?

Les relations entre les États-Unis et l'Union européenne traversent à nouveau une phase marquée par l'incompréhension. Les Américains semblent d'abord irrités par le fait qu'à leur avis, les Européens - tout comme les Japonais - ne fournissent pas un effort suffisant en vue de la reprise de l'économie mondiale; ils se plaignent que celle-ci doive reposer une fois de plus sur leurs épaules. Reliant ainsi les mesures sur l'acier au contexte économique global, l'administration Bush estime que les frictions rencontrées dans le commerce international proviennent de l'absence de croissance chez ses principaux partenaires commerciaux, particulièrement le Japon et les pays de l'Union européenne. Ces derniers rejettent évidemment cet argument, estimant que la reprise est au rendez-vous et qu'ils se portent, sous nombre d'aspects, mieux que les États-Unis.

D'autre part, les Américains se montrent également contrariés par le fait que les Européens, à leur avis, semblent graduellement vouloir se passer d'eux en matière de sécurité et de défense. Leur opposition au lancement du programme européen Galileo de navigation par satellite, qui vise à affranchir les Européens de la tutelle des Américains à ce chapitre, en est probablement la plus éloquente illustration. Plus largement, les États-Unis redoutent qu'à terme, la mise en place de la force de réaction rapide européenne, élément-clé de la PESD (politique européenne de sécurité et de défense), n'en vienne à sonner le glas de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Donc, en adoptant des sanctions commerciales qui visent prioritairement les Européens, les Américains exprimeraient en même temps leur mécontentement en ce qui concerne la direction que prennent les Européens en matière de sécurité et de défense.

L'irritation des États-Unis à l'égard de l'Europe est réciproque : les Européens aussi sont contrariés par l'attitude de leurs partenaires. Force est de constater que les Européens ne comprennent pas qu'après avoir réussi à forger une coalition internationale sans précédent pour lutter contre le terrorisme, les Américains choisissent de se mettre à dos le reste du monde (et les Européens en particulier), à propos d'un dossier (l'acier) généralement considéré, hors des États-Unis, comme indéfendable. Dénonçant le reniement, par le président Bush, de son credo libre-échangiste dans le dossier sur l'acier comme dans celui des aides fiscales à l'exportation, ils estiment que l'attitude américaine sur les dossiers commerciaux constitue une nouvelle manifestation inacceptable de l'unilatéralisme caractérisant la politique étrangère de la Maison Blanche. Jointes au rejet du Protocole de Kyoto sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, à la non-application aux prisonniers de Guantanamo de la Convention de Genève, à la remise en cause du Traité ABM sur la limitation des armes nucléaires, à l'affirmation d'une doctrine de sécurité consistant à opérer un tri parmi leurs alliés européens en fonction de leurs propres intérêts, enfin à une politique au Proche-Orient consistant à prendre systématiquement fait et cause pour le gouvernement d'Ariel Sharon, les mesures sur l'acier permettent encore une fois de mesurer à quel point s'est creusé le fossé entre Américains et Européens.

Ceux-ci en ont assez : ne voulant plus céder aux diktats des Américains, ils ont résolu de se défendre et de répliquer, notamment par l'adoption de contre-mesures. Mais les Européens sauront-ils rester unis dans cette attitude? Rien n'est moins sûr, non en raison des Britanniques, qui, dans le conflit sur l'acier, ont mis en veilleuse leur amitié séculaire avec les États-Unis, mais de l'opposition que pourraient soulever les Allemands, toujours soucieux de ne pas s'attirer les foudres des Américains, spécialement en ce qui concerne un dossier dans lequel ils auraient beaucoup à perdre s'il s'ensuivait une escalade des hostilités.

Somme toute, l'analyse de la querelle sur l'acier, qui oppose en première ligne les Européens aux Américains, ne peut se limiter à l'examen des contraintes de la politique intérieure américaine. Ce conflit montre aussi l'importance qu'il convient d'accorder au contexte découlant d'abord d'autres contentieux commerciaux avec l'Union européenne, puis des relations diplomatiques globales entre les deux grands ensembles. Après avoir considéré ces différents facteurs, peut-on, alors, blâmer les Européens d'agir comme ils le font en se défendant et en contre-attaquant?

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