ANALYSES DE LA SEMAINES
En collaboration avec les étudiants du Programme de journalisme international de l'Université Laval.

 

Les dix étudiants du Programme de journalisme international de l'Université Laval publiront, pour les prochaines semaines, leurs meilleurs textes hebdomadaires. Le cyberjournal COMMERCE MONDE s'est engagé à publier pour cette période tous les textes qui seront jugés pertinents en rapport avec son mandat et sa mission dans cette nouvelle rubrique spéciale du journal: ANALYSES DE LA SEMAINE. Florian Sauvageau, le directeur de ce programme conjoint Laval-Lilles (en France), qui en est à sa quatrième année, a accepté de se joindre à cette initiative du cyberjournal COMMERCE MONDE - Québec Capitale voulant reconnaître la qualité du travail journalistique des étudiants de l'Université Laval et souhaitant faciliter le rayonnement de la présence à Québec du Programme de journalisme international de l'Université Laval. Cette initiative veut aussi reconnaître l'importance de favoriser le plus vite possible l'intégration des étudiants de l'Université Laval à la vie professionnelle. Le Groupe pour le rayonnement international de la région de Québec (GRI) a également accepté de s'associer à cette démarche allant dans le sens du rayonnement international de la région de Québec. En mai 2000, avant que les dix finissants et finissantes du programme ne quittent la région pour leur stage de fin d'étude dans divers coins de la planète, trois bourses seront remises aux meilleures textes écrits, suite à une évaluation faite par le rédacteur en chef du journal et le directeur du programme de journalisme. La première bourse sera de 500$, la deuxième de 300$ et la troisième de 200$. Des bourses qui sont rendues possibles grâce à la participation financière du Groupe pour le rayonnement international de la région de Québec.
 
Sommaire

Semaine du 1er mai

Semaine du 23 avril

Articles - semaines antérieures (consultez notre archive)


Affaire Pinochet
C'est fini

Par Astrid RIBARDIÈRE

"La vieille lanterne s'allume toujours devant la caserne lorsque finit le jour"… Les paroles de la chanson "Lily Marlène" ont résonné dans l'aéroport de Santiago le 3 mars. Ce jour là, transporté par la joie de retrouver son pays après 503 jours assigné à résidence dans une villa près de Londres, le général Pinochet courait presque pour aller embrasser énergiquement le général Izurieta, commandant en chef de l'armée de terre, venu l'accueillir en grandes pompes. Aujourd'hui encore, Augusto Pinochet Ugarte peut se réjouir: il mourra dans son lit, entouré des siens.

Dans un Chili nouvellement passé, le 16 janvier, sous la présidence du socialiste Ricardo Lagos, certains pouvaient espérer que justice serait faite, que le général Pinochet aurait à répondre de ses crimes perpétrés durant la dictature qu'il a exercée entre 1973 et 1990. C'était sans compter la majorité de droite de l'Assemblée et du Sénat. Usant d'une imagination débordante afin de protéger l'ancien dictateur, elle a adopté, le 25 mars, un amendement constitutionnel mettant les anciens présidents à l'abri de toute poursuite.

Avec l'élection de Ricardo Lagos, certains pouvaient espérer que Pinochet ne passerait pas entre les mailles du filet de la justice. Certains autres, en revanche, ne pouvait vraisemblablement s'abreuver de tels vains espoirs. Le gouvernement britannique savait ce qu'il faisait en relâchant le général le 3 mars. Il savait que Augusto Pinochet Ugarte jouirait d'une liberté à vie quelque part sous les horizons bleus de la mer et de la montagne, dans son pays "triste et beau comme le cuivre".

Le 7 septembre 1999, le gouvernement britannique pouvait déjà apprendre de ses diplomates, ou simplement par les médias, que cinq sénateurs chiliens avaient déposé une motion devant le Sénat pour l'adoption d'un amendement constitutionnel établissant un statut "d'ancien président de la république". Une semaine après, le texte était adopté en première lecture. Le 19 janvier 2000, soit trois jours après l'élection de Ricardo Lagos, le président Eduardo Frei ordonnait que le document soit marqué de la mention "Extrême urgence". M. Frei n'en avait plus que pour quelques semaines à son poste avant l'investiture officielle, le 11 mars, du nouveau président. Grâce à cette demande présidentielle de diligence, le texte passait devant l'Assemblée et était adopté le 25 janvier. Le vote du 25 mars par l'Assemblée et le Sénat réunis en Congrès ne devenait plus qu'une simple formalité. Peu importe que M. Lagos ait été investi, entre temps, officiellement de ses fonctions présidentielles.

Augusto Pinochet bénéficie donc aujourd'hui d'une nouvelle protection institutionnelle via son statut d'"ancien président" auxquels peuvent prétendre les ex-mandataires. Seule condition, cependant: que ces derniers démissionnent de leur mandat de sénateur à vie, mandat auquel ils ont droit en vertu de la constitution. En plus de bénéficier d'une immunité absolue contre toute poursuite judiciaire, le général Pinochet aura également droit à une pension mensuelle de 4000 $.

La nouvelle immunité de Pinochet : entre légèreté et opportunisme
L'amendement du 25 mars n'est pas le seul fruit de la droite chilienne, majoritaire à l'Assemblée et au Sénat. Le texte a été proposé par des parlementaires de la Concertation démocratique, formée notamment de la Démocratie chrétienne et du Parti socialiste. Certes, le général Pinochet était encore à Londres au moment de la proposition, mais il était déjà question qu'il parvienne à retourner au pays pour des raisons sanitaires. En d'autres termes, le texte a été voté à la légère pour les uns et par opportunisme pour les autres.

À la légère pour les socialistes. Le but était d'obtenir que l'ex-dictateur se retire de la vie politique et abandonne donc son poste de sénateur à vie, mais il était plus que probable que le gouvernement britannique saisisse la première opportunité pour se débarrasser de ce prisonnier gênant. En 1982, en effet, pendant la guerre des Malouines (aussi appelée guerre des Falklands) entre le Royaume-Uni et l'Argentine, le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher avait organisé des ventes d'armes au régime du général Pinochet en échange de l'assistance du Chili à Londres dans ce conflit. De fait, les avions britanniques ont obtenu la possibilité de se poser sur le sol chilien pour se ravitailler avant d'aller bombarder les îles Malouines. En somme, il ne fallait pas que le général Pinochet soit jugé en Grande-Bretagne, un pays qui l'avait autant soutenu et qui risquait, par conséquent, de se retrouver aussi sur le banc des accusés.

L'amendement du 25 mars a été proposé et adopté par pur opportunisme chez les Démocrates chrétiens. L'objectif était d'assurer un statut à Patricio Aylwin, le premier président qu'a eu le Chili après le rétablissement de la démocratie, en 1990. La Constitution de 1980, héritée du régime militaire, n'accorde le statut de sénateur à vie qu'aux présidents ayant exercé leur mandat pendant six ans. Or M. Aylwin n'avait été président que pendant quatre ans, jusqu'en 1994, et ne bénéficiait d'aucun statut en tant qu'ancien chef de l'État. M. Aylwin est membre de la Démocratie chrétienne.

En tant que sénateur à vie, le général Pinochet, âgé de 84 ans, bénéficiait déjà de l'immunité parlementaire, mais celle-ci pouvait être levée, sur décision de la Cour suprême du Chili, au cas où une instruction judiciaire déboucherait sur un procès. En revanche, le statut spécial des anciens présidents adopté le 25 mars ne prévoit aucun mécanisme spécifique pour une levée d'immunité. Comme l'avait prévu, incrédule, le journaliste Tahar Ben Jelloun dans son "Journal de la semaine" publié le 11 mars dans le quotidien français Libération, "Pinochet est rentré chez lui. Il a retrouvé sa bonne santé, abandonnant le fauteuil roulant et la mine grise. Il ne sera même pas jugé. […] C'est curieux, plus on est responsable d'un nombre important de crimes contre l'humanité, moins la justice est rapide et efficace".

Un jugement impossible
Affirmant qu'il serait "le président de tous, civils et militaires", Ricardo Lagos tente de redonner au Chili un équilibre démocratique, mais les militaires semblent ne pas l'entendre de cette oreille. La situation est donc périlleuse pour le nouveau président qui a été élu avec seulement 2,62 petits points d'avance sur son adversaire Joaquin Lavin, le candidat de la droite et ex-conseiller de l'ancien dictateur. Afin d'éviter de plonger le pays dans le chaos et de donner à l'armée une nouvelle occasion de montrer sa force, Ricardo Lagos a donc soigneusement évité, lors de sa campagne pour les élections présidentielles, de se prononcer sur le sort à réserver au général Pinochet qu'il a pourtant combattu pendant 27 ans.

Deux jours après être entré dans ses fonctions, cependant, M. Lagos a annoncé une réforme de la constitution chilienne (promulguée sous la dictature) afin d'en éliminer les "enclaves autoritaires". Au centre des transformations prévues, le nouveau président souhaite abolir la clause faisant des forces armées les "garantes de la loi fondamentale". Le commandement de l'armée sera alors obligé constitutionnellement de se soumettre à l'autorité civile élue.

Il semble que le président Lagos sera mis au pied du mur tôt ou tard du fait de l'adoption du nouvel amendement constitutionnel accordant une immunité totale au générale Pinochet. À ce jour, plus de 80 plaintes sont étudiées contre l'ancien dictateur par le juge Juan Guzman Tapia qui cherche toujours à lever l'immunité parlementaire de Pinochet puisque ce dernier n'a pas encore démissionné de son poste de Sénateur à vie. Le petit juge ne semble pas prêt à abandonner sa lutte pour que justice soit rendue.

Deux possibilités s'offrent au président Lagos. Tout d'abord, ne rien faire; mais ce serait là renoncer à 27 ans de sa vie, 27 ans pendant lesquels il n'a cessé de se battre contre la dictature, puis le silence autour des exactions perpétrées par les militaires, à la suite du coup d'État contre le président Salvador Allende le 11 septembre 1973. Ricardo Lagos dispose ensuite de la possibilité d'organiser un referendum pour modifier la constitution, mais cela implique qu'il intervienne directement dans l'affaire Pinochet, ce qui pourrait déplaire à l'armée.

Les chances pour que Augusto Pinochet Ugarte passe devant un tribunal au Chili sont bien minces, à en croire, notamment, Michael Neumann. Ce professeur américain de philosophie à l'Université ontarienne de Trent a créé un site Internet répertoriant les crimes exécutés sous la dictature chilienne. Pour lui, "Lagos existe selon le bon plaisir des forces armées. Personne ne peut renverser l'immunité de Pinochet. Le gouvernement britannique savait cela depuis probablement le début, bien que nul ne puisse écarter la possibilité qu'ils soient complètement idiots".

Certes, la volonté du président Lagos quant à un jugement du général Pinochet ne fait aucun doute. "Au cours des années, nous avons progressé. Un ancien chef de la police est en prison, par exemple. Cependant, nous vivons une transition démocratique encore inachevée, ce qui explique pourquoi tant de gens disent que nous n'avons pas la capacité de juger Pinochet. Moi, je crois qu'il existe désormais au Chili la maturité nécessaire pour le juger", avait-il affirmé au journal français L'Express le 2 décembre 1999. À cette date, la conspiration contre plus de 3 000 disparus, torturés et assassinés de la dictature n'avait pas encore débuté devant le Sénat et l'Assemblée du Chili. Le président Lagos se trouve actuellement dans une impasse.

3 197 voix hantent encore le Chili
Selon la Commission nationale chilienne Réconciliation et Vérité, 3 197 personnes auraient été tuées ou auraient disparu pendant les années où Pinochet était au pouvoir. "Le gendarme te domine, Mon vieux pays araucan": la "Complainte de Pablo Neruda" du poète français Louis Aragon chante désespérément, et sans doute jusqu'à la nuit des temps, la douleur de ces morts, de ces disparus, de ces êtres qui ont été torturés.

"Si des violations des droits de l'homme ont été commises, déclarait Augusto Pinochet en juillet 1999 au journal britannique le Sunday Telegraph, elles l'ont été sans que j'en sois informé". Dans son acte d'accusation, cependant, le juge espagnol Baltasar Garzón, à l'origine de l'arrestation surprise du général à Londres le 16 octobre 1998, écrivait que ce dernier, avec l'opération Condor, "apparaît comme l'un des principaux responsables et le leader d'une organisation internationale créée, en coordination avec des responsables militaires ou civils d'autres pays, principalement l'Argentine, pour concevoir, développer et exécuter la planification systématique des détentions illégales (enlèvements), tortures, déplacements forcés, assassinats et/ou disparitions de nombreuses personnes, y compris des Argentins, des Espagnols, des Britanniques, des Américains, des Chiliens et d'autres nationalités". On estime que près de 36 000 personnes ont été les victimes de l'opération Condor.

Le général Pinochet, quoi qu'il puisse dire, ne pouvait ignorer les activités de l'opération Condor. Celle-ci a été décidée à la fin de 1975 (soit deux ans après le coup d'État de l'ancien dictateur contre Salvador Allende) à l'initiative du général Manuel Contreras, le chef de la Dina, la police secrète créée par Pinochet lui-même.

Les objectifs de l'opération étaient on ne peu plus clairs: considérant que "la subversion ne reconnaît ni frontières ni pays", il fut décidé d'établir "une banque de données" comprenant les noms des personnes, organisations et activités liées "directement ou indirectement" aux mouvements d'opposition. Les services secrets des nouvelles dictatures latino-américaines, grâce à cette opération, ont alors pu maintenir un échange constant d'informations, intensifier la surveillance des frontières et permettre les interrogatoires communs des prisonniers.

Les détails de l'opération Condor ont été découverts de manière fortuite au Paraguay en 1992 par un juge de cet État, José Augustin Fernandez. Ces documents, appelés communément aujourd'hui "archives de l'horreur", contenaient: 760 livres, 115 dossiers, 181 carnets, 204 caisses de documents, 574 feuillets épars, 8 369 fiches de détention, 1 800 cartes d'identité, 10 000 photographies.

Le 24 mars, le journal français L'Humanité, donnait les résultats d'un sondage selon lequel 57% des Chiliens estiment que le général Pinochet doit être jugé contre 38% qui souhaitent qu'il soit dispensé de procès en raison de son état de santé. Pour 28% il est le meilleur dirigeant que le pays ait connu alors que son régime est considéré comme le pire des dernières décennies pour 37%.

Le 25 mars, 113 députés et sénateurs chiliens, réunis en congrès comme il est requis pour les lois ayant rang constitutionnel, ont approuvé l'amendement offrant au général Pinochet une impunité à perpétuité. Seulement 27 ont voté contre et trois se sont abstenus.
(retour au menu)



Élections péruviennes
Guerre sale entre "el Chino" et "el Cholo"

Par Astrid Ribardière

Les émissions sordides, les "reality shows" sensationnalistes et populistes sont monnaie courante sur les écrans télévisés à travers le monde. Le Pérou n'y échappe pas. Depuis le début de la campagne pour les élections présidentielle et législative, la télévision péruvienne, relayée par les tabloïdes populaires, prouve un peu plus qu'elle n'est qu'un instrument de la propagande du gouvernement de M. Alberto Fujimori.

Alors que 9 282 000 personnes étaient appelées à voter aux élections du 9 avril, 10 650 000 votant se sont déplacés, soit un excédent de 1 368 000 voix. Dans la seule juridiction de Huancayo (à l'est de la capitale, Lima) le bureau de vote a enregistré 309 410 suffrages mais a rapporté 361 660 votes, soit un surplus de 52 250. Selon l'association "Transparencia", qui a reçu l'appui du Département d'État américain, les "erreurs" de comptabilisation des votes auraient quasiment toujours été en faveur d' "el Chino", président sortant Alberto Fujimori surnommé ainsi en raison de ses origines japonaises.

Peu importe pour la chaîne de télévision Frecuencia Latina. Alejandro Toledo n'est qu'un "avorteur" et un "menteur". La présentatrice vedette Laura Bozzo Rotondo s'acharne depuis le début du mois d'avril à salir la réputation du candidat aux élections présidentielles et principal opposant de président Fujimori. Elle a ainsi fait venir, dans son émission, une plantureuse femme brune du nom de Lucrecia Orozco. Cette dernière a dévoilé aux Péruviens comment, douze années auparavant, elle avait été séduite et engrossée par M. Toledo et comment celui-ci l'avait obligée, en vain, à avorter. Ce qu' "oublient" de mentionner la présentatrice ou la pauvre femme délaissée c'est que la Cour suprême du Pérou, en 1998, a débouté Mme Lucrecia Orozco de sa demande de recherche en paternité. Jusqu'à ce jour, M. Toledo n'a pas pu non plus obtenir un droit de réponse dans l'émission tapageuse de Laura Bozzo Rotondo.

La campagne de dénigrement de M. Toledo amorcée par l'émission de Laura Bozzo Rotondo a été relayée par tous les programme d'information de Frequencia Latina. Le 16 avril, l'émission "Contrapunto" d'affaires politiques a présenté l'opposant à Fujimori comme "un menteur compulsif", un "homme politique manipulé par l'ancien président, Alan García" et prêt à répartir le pouvoir "comme on répartirait une tarte en parts" entre les organisations politiques qui le soutiendraient lors du second tour.

L'absence de liberté de presse au Pérou est de notoriété internationale. En mai 1999, le Commitee to Protect Journalists (CPJ), basé à New York, établissait la liste des "10 ennemis de la presse" et plaçait déjà le nom du président Fujimori à côté de ceux des présidents yougoslave Slobodan Milosevic, cubain Fidel Castro et chinois Jiang Zemin. Selon le rapport de la CPJ, "Les services secrets de Fujimori ont engagé des plans d'assassinat, de menaces de mort, de mises sur écoute, de surveillance, de campagnes de diffamation pour harceler et mettre en péril les journalistes".

De fait, en mars 1997, un agent des services secrets péruviens est retrouvé assassiné et un autre agent, Leonor La Rosa, elle aussi des services secrets, affirme alors devant les caméras de Frequencia Latina qu'elle a été torturée pour avoir révélé publiquement les opérations des services secrets contre les journalistes. En juillet 1997, le propriétaire de la chaîne Baruch Ivcher, un Péruvien naturalisé, se voit retirer sa citoyenneté et doit donc démissionner. Frequencia Latina veillera ensuite à monter une pseudo-enquête sous la houlette d'une parlementaire pro-Fujimori, Mme Martha Chávez.

"Y va a caer, el dictador va a caer"
"Et il va tomber, le dictateur va tomber" : tel est le slogan scandé depuis quelques temps par une large partie de la population péruvienne qui a soif de changement et qui voit, en la personne d'Alejandro Toledo, l'homme providentiel.

Né en 1946 dans la "pauvreté extrême", comme il aime le rappeler régulièrement, "el Cholo" incarne le rêve péruvien. Appelé ainsi du fait de ses origines indiennes quechuas, M. Toledo est le huitième d'une famille de 16 enfants et a vécu un véritable conte de fées. Il a ainsi réussi brillamment, grâce à l'obtention d'une bourse d'excellence, son doctorat en économie à la prestigieuse université de Stantford (Californie) pour, finalement, enseigner à la non moins prestigieuse université de Harvard. Ayant également travaillé comme consultant pour la Banque mondiale, "el Cholo" dirige aujourd'hui, à 54 ans, le centre de recherche qu'il a créé au sein d'une grande école de commerce et d'administration de Lima. Pour parachever le tableau, Alejandro Toledo a épousé une européenne de nationalité belge. Ce détail pourrait passer inaperçu dans nos sociétés occidentales, mais, dans un pays comme le Pérou, c'est une façon de faire un pied de nez à une bourgeoisie qui, d'habitude, toise les intrus issus du petit peuple indigène. En effet, le Pérou est constitué de 80% d'Indiens et de métis, de 11% d'immigrés japonais et chinois et de 9% de type européen.

Au soir du premier tour, "el Cholo" s'est réjoui du nouvel horizon qui semble s'ouvrir au Pérou. "La mobilisation démocratique triomphe, la dictature va tomber!", s'est-il exclamé devant les 30 000 personnes qu'il avait appelé à manifester sur la place San Martín de Lima, à 500 mètres du palais présidentiel, pour exiger un second tour.

Si Alberto Fujimori menaçait dans un premier temps de ne pas procéder à un second tour, les pressions de l'étranger ont été telles qu'il a du s'y résoudre et les annoncer pour fin mai ou début juin. Au lendemain du premier tour des élections présidentielle et législative péruviennes, M. Fujimori était accusé, par la communauté internationale, de signer un deuxième coup d'État, mais électoral cette fois-ci. En 1992, "el Chino" était en effet arrivé au pouvoir en renversant le Parlement avec l'aide des blindés de l'armée.

La soif de démocratie des Péruviens risque d'être étanchée d'ici quelques jours. D'ores et déjà, il semble acquis que le Congrès ne sera plus placé sous la tutelle d'un seul parti. Une première depuis le coup d'État de 1992. Aucune formation ne disposera de la majorité absolue dans la nouvelle assemblée. "Pérou 2000", le parti d'Alberto Fujimori, ne comptera plus, sur la base de la proportionnelle, qu'une cinquantaine de sièges sur un total de 120, contre près d'une trentaine à "Pérou possible", le mouvement d'Alejandro Toledo.

Le retour à la démocratie comme le souhaiteraient véritablement les Péruviens ne semble pourtant pas évident.

Toledo, un candidat populiste
À défaut de pouvoir s'exprimer sur Frequencia Latina ou dans les médias populaires péruviens, Alejandro Toledo sillonne le pays sans relâche depuis le début de la campagne électorale, scandant des phrases d'inspiration socialiste ou marxiste. "Comment peut-on me demander d'être joyeux quand mes frères se cassent le dos dans les mines et qu'ils meurent de faim?", "Cholo je suis et je ne m'en plains pas" : Alejandro Toledo ne néglige devant aucune formule pour rallier à lui l'opinion des Péruviens qui, à 45%, vivent dans la pauvreté.

"El Cholo" n'a pourtant rien d'un révolutionnaire, mais plutôt tout d'un homme politique de centre-droit. En tant qu'ancien consultant pour la Banque mondiale, M. Toledo est un libéral classique en faveur du maintien de la devise péruvienne (le nouveau sol) et de dépenses contrôlées de l'État afin de ne pas dépenser plus que ce que contiennent les caisses. Alejandro Toledo le dit lui-même : il faut une "troisième voie à la péruvienne", ce qui l'a associé, dans l'esprit des observateurs internationaux, à un Tony Blair andin. Le discours électoral et les visées politiques et économiques sont donc discordants et "el Cholo" semble plus populiste et calculateur que ne le soupçonnent peut-être ses électeurs.

Alejandro Toledo n'a pas hésité, quelques jours seulement après le premier tour des élections du 9 avril et avant qu'Alberto Fujimori n'indique s'il y aurait ou non un second tour, à rencontrer plusieurs officiers de l'armée en exercice. L'association des officiers généraux à la retraite a ainsi officiellement accordé son appui à M. Toledo. Certes, il est toujours possible ici de penser que le candidat ne cherchaient qu'à s'assurer que l'armée péruvienne n'agirait pas à l'encontre des résultats des élections du second tour. En Argentine et au Chili, les présidents nouvellement élus cette année ont, eux aussi, du recevoir de l'armée la garantie de sa bienveillance.

Le passage fulgurant de l'ombre à la lumière d'Alejandro Toledo, qui est passé de 6% d'intentions de votes au début de l'année au score (officiel) de 40,31% le 9 avril, pourrait s'avérer moins providentiel au bout du compte. Les espoirs de justice sociale que "el Cholo" véhiculent pourraient s'évaporer avec l'application des politiques économiques orthodoxes prônées par le Fond monétaire international et la Banque mondiale: équilibre budgétaire, stabilisation de l'inflation et baisse des dépenses, mais aussi baisse des salaires réels pour être compétitifs sur les marchés externes et élimination accentuée de la protection dont bénéficiaient les entreprises domestiques.

Au Pérou, il est cependant difficile d'oublier le caractère indéniablement autoritaire et irrespectueux des droits de l'homme du président péruvien et on aurait tort de crier victoire quant à son héritage social, politique et économique. Certes, tout ce qu'Alberto Fujimori aura laissé derrière lui n'est pas entièrement noir puisqu'il aura permis le retour à la paix avec l'Équateur au prix d'une concession territoriale. Certes également, l'inflation aura été maîtrisée, passant de 7 649% à 3,7% aujourd'hui, avec une croissance annuelle du PIB de 6% depuis ces dix dernières années, mais 1998 aura cependant été marquée par un taux de croissance du PIB de 1,5% contre 7,5% l'année précédente. M. Fujimori, enfin, n'a pas oublié, pendant la campagne, d'insister sur le recul de la pauvreté dans son pays. Un recul hautement contestable puisque la pauvreté touche encore 45% de la population.

Alberto Fujimori et Alejandro Toledo ont respectivement obtenu 49,84% et 40,31% au premier tour des élections du 9 avril dont la régularité démocratique a été largement bafouée.
(retour au menu)


Parcours croisés dans une ville palestinienne en ébullition
Hébron : Deux visages, deux visions de la Terre Sainte

par Blaise Robinson

(Hébron, Palestine) Kiriat Arba, Har Homa, Beit Safafa, Kokhav Yaakov… Ces noms pourraient être ceux de villages ordinaires en Israël. Ils sont en fait ce qu'on appelle ici des colonies, des îlots résidentiels établis sur le territoire palestinien et habités exclusivement par des juifs. Comme des trous dans un gruyère, ils constituent une entrave majeure à l'établissement d'un État palestinien.

En 32 ans d'occupation, les paysages de la Cisjordanie et de la bande de Gaza (la " boîte à sardines " comme disent les jeunes Palestiniens) ont bien changé. Les collines désertiques à l'est de la Ligne Verte sont maintenant couvertes de ces colonies aux allures de petits quartiers de banlieue, aux maisons bien alignées. Ces enclaves juives, protégées par des clôtures de barbelés, contrastent avec les agglomérations arabes qui les entourent. Regroupés dans près de 150 colonies, le nombre de colons atteint maintenant les 300 000.

Pour bien des Israéliens, ces colonies représentent un réel obstacle à tout règlement de paix avec les Palestiniens. Mais pour les colons juifs qui y habitent, c'est le rêve du " Eretz Israël ", le Grand Israël, qui s'étend au moins jusqu'à la rive Ouest du Jourdain.

Nous sommes à Hébron, Al-Khalil pour les Arabes, Hivron pour les colons juifs ou encore "Hell-bron" comme disent en blague les étudiants de l'université palestinienne locale. Nicolas Gibson, journaliste britannique, révise une dernière fois le plan de la journée, alors que je discute politique avec de vieux Arabes jouant au Backgammon dans un café du centre-ville.

C'est ici, à Hébron, que se sont développées les premières colonies juives après 1967. Comme Beyrouth ou Sarajevo, Hébron a les étincelles d'une ville où deux religions en overlapping se chevauchent mais ne se rencontrent jamais. Une tension à fleur de peau; une ville où le feu se répand au moindre incident intercommunautaire.

Ils sont 1500 colons à s'être installé dans la vieille ville, dans les quartiers Avraham Avinu, situé tout près du Tombeau des Patriarches, ou dans Beit Hadassah, Beit Romano et Shuhada Street. Les colons juifs étendent ces quartiers, maison par maison, en achetant, ou le plus souvent en intimidant avec violence les familles arabes qui les habitent. 1500 colons juifs au cœur d'une ville qui compte près de 80 000 Arabes; 600 soldats israéliens en permanence pour protéger ces colons juifs dans leur enclave. Depuis les quartiers arabes, on peut voir ces soldats israéliens faisant la vigile sur le toit des maisons.

Tsahal, l'armée israélienne, contrôle la zone dite H-2, soit environ 20 % du territoire urbain. Dans cette zone de sécurité, vivent aussi 35 000 Palestiniens. Entre les deux zones; des fenêtres placardées, des grillages au-dessus des rues de la Casbah, des immenses blocs de béton aux couleurs de l'armée israélienne marquant la frontière entre les deux territoires et des barrages militaires à chaque rue d'entrée.

Dans la société israélienne, les colons juifs forment une classe à part. Ils sont, disent-ils, à l'avant-garde de l'État hébreu. " Nous vivons ici parce que c'est le cœur de la terre d'Israël, là où les juifs devraient tous venir y vivre librement et en sécurité. " David Wilder est originaire du New Jersey. Il vit dans les colonies d'Hébron depuis 18 ans. " Nous n'avons pas eu accès au Tombeau des Patriarches pendant 700 ans. Hébron est pour nous une ville aussi sacrée que Jérusalem. Mais pour les Arabes, elle ne représente rien. "

David Wilder habite et travaille dans la zone H-2. Il est en charge de l'association des colons juifs de la vieille ville. Cet homme pour qui la Cisjordanie s'appelle la Judée-Samarie et qui refuse l'idée d'un peuple palestinien, n'aime pas l'étiquette d'extrémiste que lui colle Joel Greenberg, le correspondant du New York Times à Jérusalem. " Je suis un juif comme tous les juifs. La différence, c'est que j'ai décidé de faire quelque chose pour ma communauté, quelque chose pour le peuple d'Israël. Ici à Hivron (nom juif d'Hébron), nous les colons, nous sommes des gens normaux, nous ne sommes pas des fanatiques", dit-il, dénonçant les préjugés de l'Israélien moyen quant à l'image du colon juif.

" Nous venons de plusieurs horizons ethniques et politiques pour construire tous ensemble l'État d'Israël " dira David, bien qu'il soit clair que son esprit de multiculturalisme s'arrête là où prend fin la judaïté. Questionné sur la possibilité qu'un de ses fils marie un jour une Palestinienne, il répondra, d'un air surpris : " Mes enfants sont libres de choisir leur vie, leurs amis, leurs idées. Mais qu'un de mes fils marie une Arabe, c'est inimaginable. Ce serait pervertir l'essence même de son âme juive. "

Dans son discours comme dans celui de bien des colons juifs, droits historiques se mélangent avec droits reçus de Dieu pour délégitimiser le droit international. En effet, quand on lui demande comment il arrive à justifier le processus de colonisation alors que les Nations Unies condamnent la confiscation et l'occupation par Israël de terres palestiniennes, il répond que les seules frontières que devrait avoir Israël sont celles fixées, non par l'ONU, mais par l'héritage de leur passé : " Nous avons le droit de vivre ici, le droit que nos patriarches nous ont donné en s'installant sur cette terre il y a très longtemps. Vous savez, la Terre promise, c'est une notion d'une dimension politique difficile à saisir pour des Occidentaux comme vous ".

Esquivant habilement plusieurs de nos questions, Wilder nous étale tout le discours construit autour du thème de la victime et du prétendu droit de retour à la terre pour y plonger racines, le rêve d'une diaspora traumatisée par l'Holocauste. À travers son caractère endogénique, la culture juive entretient une frontière très floue entre l'appartenance religieuse et l'appartenance ethno-nationale du jus sanginis.

À Hébron, la grande majorité des colons juifs portent légalement une arme à la ceinture. De son côté, la police israélienne a besoin d'un permis spécial pour arrêter un de ces colons. Concernant le climat de violence au centre-ville d'Hébron, David Wilder dira : " Nous n'avons pas le choix d'être armé. Bien entendu, la vie dans la colonie d'Hivron est dangereuse, mais comme juif, que tu vives à Tel Aviv ou à Hivron, tu es constamment une cible pour les terroristes. Je serais heureux de ne pas avoir à porter de fusil sur moi constamment. Mais dans une situation d'urgence, ajoute-t-il, je n'hésiterais pas à m'en servir, je n'hésiterais pas à ouvrir le feu sur des Arabes. Nous avons vécu un très long exode. La diaspora n'a pas pu se protéger, et nous avons souffert. Ici, nous sommes enfin chez nous. Nous ne voulons plus être vulnérables comme nous l'avons été dans le passé."

La plupart des colons sont des immigrants de la première génération, venus de la Côte-Est des États-Unis, mais aussi des pays d'Europe de l'Est. On leur offre un logement ou une maison souvent gratuitement, soutenu financièrement par le gouvernement israélien. " Où sommes-nous sensés vivre si ce n'est sur la terre d'Israël?, conclut Wilder. Hébron est le cœur de la terre d'Israël. Que les Arabes arrêtent de vouloir notre disparition, nous ne demandons que de vivre sur une minuscule bande de terre du Proche-Orient qui ne contient pas de pétrole, mais qui est sacrée pour nous. "

L'entrevue s'arrête ici, car la shorba a sonné, c'est le début du Shabat.

***

Traversant le centre-ville, on se retrouve dans un café du campus de l'université arabe d'Hébron. Du côté des jeunes Palestiniens d'ici, la version de l'histoire et des rapports de force est bien différente. Ils ont tous des histoires à raconter sur leurs expériences durant l'Intifada et d'autres épisodes violents plus récentes : passage à tabac, prison, torture, cicatrices laissées par une balle alors qu'ils affrontaient l'armée israélienne avec des pierres et des cocktails molotov. La ville s'enflamme encore dans des moments de forte tension.

L'atmosphère est néanmoins plus calme avec les militaires israéliens depuis le retrait de l'armée de 80% de la ville en 1997. Mais la peur de ces jeunes face aux colons juifs est restée la même. " Avoir une dispute avec un soldat, je risque quelques bleus et quelques nuits au commissariat. Mais insulter un colon juif dans la rue, je prendrais une balle dans le dos. Ils appellent ça de la légitime défense. Et Goldstein aussi, c'était de la légitime défense ? ", s'exclame un étudiant palestinien.

Cinq ans se sont écoulés depuis le massacre commis par Barush Goldstein, un colon qui habitait Kiriat Arba. Cette colonie située tout à côté d'Hébron est reconnue en Israël pour être le berceau des colons les plus radicaux. Plus de 6000 personnes y vivent aujourd'hui. À l'entrée de Kiriat Arba, tout juste passé les grillages de barbelé, un petit parc a été aménagé autour de la sépulture de Goldstein. Gravé en hébreux sur sa tombe, il est écrit : " Héros dans son action, il s'est sacrifié à la gloire de Dieu, pour le nom d'Israël. "

Goldstein, juif d'origine new-yorkaise, avait ouvert le feu à l'arme automatique dans la mosquée Abraham - construite par-dessus le fameux Tombeau des Patriarches, second lieu saint pour le judaïsme - faisant 29 victimes et plus d'une centaine de blessés. Ouvrant le feu à l'aide d'un fusil d'assaut M16 alors que les musulmans venaient tout juste de s'agenouiller pour prier, il a eu le temps de vider trois chargeurs avant d'être assassiné.

Membre du mouvement extrémiste Kach, Goldstein était médecin à Kiriat Arba et militaire de réserve. Dans une entrevue accordée en 1993 au quotidien de Tel Aviv Haaretz, Goldstein se défendait de toute contradiction comme médecin et membre de groupes d'extrême droite: " il y a un temps pour soigner et un pour tuer ", avait-il dit. Goldstein n'en était pas à ses premiers gestes d'agression armée contre des musulmans de la mosquée Abraham à Hébron. Avec un groupe de colons, il avait monté une attaque en août 1993, faisant deux blessés graves parmi la population arabe. Le geste était resté impuni.

" Baruch Goldstein était un excellent médecin. Il a sauvé beaucoup de vies" nous expliquait David Wilder en entrevue. " Les six mois qui ont précédé son geste, des juifs mourraient chaque semaine dans des attentats terroristes en Israël. Goldstein a posé un geste désespéré. Sa sépulture n'est pas un monument, mais une simple tombe en souvenir de la mémoire d'un homme que beaucoup de gens appréciaient ici. "

Questionné sur le fait que Goldstein, en tant que médecin, a toujours refusé de soigner des Palestiniens, David dira : " c'est faux. Il a seulement refusé de soigner des terroristes du Hezbollah quand il était de service dans l'armée au Sud-Liban. Ne me parlez pas de terroristes juifs, renchéri Wilder, je peux les compter sur les doigts d'une seule main, alors que les dirigeants de l'Autorité palestinienne sont tous des terroristes. Non, Goldstein n'était pas un terroriste, il a agit sur un coup de tête. Bien sûr son geste n'a rien arrangé. "

" Al hamdu lil Allah, Dieu merci, je suis en vie. " Kamal, un palestinien d'une trentaine d'années était en train de prier quand Goldstein a ouvert le feu. À l'intérieur de la salle principale de la mosquée, Kamal nous montre les traces de rafales d'armes automatiques. La voix tremblante mais le sourire figé, il se rappelle ce jour où les tapis de la mosquée se sont couverts de sang, le jour où il s'est pris une balle dans la nuque qui l'a rendu paraplégique.

Kamal, un enfant dur de l'Intifada. Huit arrestations dans son adolescence, deux séjours en prison pour plusieurs semaines. La première fois, il avait 14 ans. Son délit le plus grave: avoir égratigné une jeep militaire israélienne avec un morceau de métal. " Mais avoir 14 ans et être Palestinien, c'est déjà tout un crime ", raconte-t-il en riant.

" J'ai fait un an d'hôpital: six mois en Jordanie, sans pouvoir dire un seul mot, six mois en Allemagne pour faire de la réhabilitation. En Jordanie, le roi Hussein était venu me voir à l'hôpital et m'avait dit dans l'oreille : " Bientôt, nous irons prier ensemble à Jérusalem ", mais il est mort avant moi. (…) Un an et deux jambes de perdues pour une petite balle dans le cou. Mais c'est digéré, la vie continue", lance Kamal en sortant de la Mosquée.

Aujourd'hui, il y a quatre check-points pour entrer dans la Mosquée. " Raisons de sécurité " affirment les soldats de Tsahal qui fouillent tous les sacs, " humiliation quotidienne " pense Kamal qui perd à chaque fois une demi-heure quand il vient prier avec sa chaise roulante.

***

Changement de décor. Kamal nous emmène à un grand tournoi de ping-pong organisé à la mémoire des victimes du massacre. Le personnel d'organisations humanitaires établis à Hébron affrontent les membres de clubs de ping-pong locaux, et Kamal, le champion de ping-pong en chaise roulante de toute la Palestine. Kamal, ce Palestinien que même un Baruch Goldstein armé d'un M16 et de trois chargeurs n'a pas réussi à faire taire.

À Hébron, les amandiers sont en fleur. Le tournoi terminé, Kamal nous propose d'aller faire un tour dans les jardins de son père, si calme dans cette ville d'enfer. De la vigne suspendue au dessus du grand jardin, des oranges, des citrons et des grenades dans les arbres, de la menthe et des rosa seiya. Selon les botanistes bibliques, c'est la plante qui a servie à la confection de la couronne du Christ. Majdi, le père de Kamal, nous fait le tour du proprio. Son humble lopin de terre, il l'écoute, le caresse, s'en préoccupe; il en connaît la valeur. La conversation s'étire autour d'un café turc, entrecoupé du tonnerre des vols en basse altitude de F18 israéliens.

" C'était la maison d'été de mon père, explique Majdi. Il en avait une autre dans la vieille ville. Mais avec l'arrivée des vagues de réfugiés de 48 et 67, puis les difficultés de l'occupation et l'installation des colons juifs, le centre est devenu trop intense. Nous l'avons déserté. Avant 1948, il n'y avait aucun voisin autour. Mon père possédait un bon kilomètre carré ici. L'occupation a tellement modifié le paysage... l'occupation et ce qui va avec. (…) Processus de paix ou pas, une chose semble certaine : avec le maintien du processus de colonisation, il est difficile d'imaginer un autre modèle pour l'État palestinien que celui d'un État confetti. "

Avant de quitter la ville, un arrêt s'impose dans une de ces verreries qui font la réputation d'Hébron dans tout le Moyen-Orient. Le petit verre de thé à la menthe, la cigarette au coin des lèvres, les yeux plissés, les joues tannées par la chaleur, il souffle pour faire des bouteilles d'un bleu plus bleu que le fond de la Mer Rouge. Tout seul dans sa verrerie d'Hébron, l'artisan nous explique qu'il n'a fait que prendre la place de son père qui l'avait prise de son père qui l'avait aussi prise de son père, tous épris du verre et de la chaleur du four. Sa boutique est pleine à craquer de bouteilles et de vases qui remplissent les étagères de bleu transparent. Autant de fragilité au milieu d'une ville en ébullition.

L'orage arrive de la Méditerranée, on rentre à Birzeit. Dans un minuscule village sur le retour, des enfants jouent aux billes autour d'un monument érigé à la mémoire des adolescents du village morts durant l'Intifada. Ils attendaient les patrouilles avec des cailloux dans les mains, les jeunes soldats israéliens avaient la gâchette facile. Comme un jeu.

Alors que le processus de paix s'enraye et redémarre toutes les semaines, le problème de la colonisation reste entier. Difficile d'imaginer ce que l'avenir réserve à Hébron. Mis à part l'ancien Premier Ministre Shimon Peres, rares sont les politiciens israéliens qui osent se prononcer pour un démantèlement complet des colonies. Il reste le statut quo communément appelé " impasse dans le processus de paix ", qui cautionne le modèle sud-africain des bantoustans version israélienne.

En attendant, à Hébron, les colons agrandissent leurs colonies, mettent la main sur une nouvelle maison du centre-ville. Alors que du côté palestinien, le Hamas gagne en sympathie. Le Proche-Orient est encore bien loin de la tranquillité

Agacé par une question sur la création d'un éventuel État palestinien, David Wilder dira simplement que : " Il est clair qu'Israël ne laissera tomber aucune communauté juive de Judée. Autrement, les Arabes nous massacrerons. Concernant Hivron, je ne veux pas que les Arabes quittent la ville. Je veux seulement qu'ils reconnaissent notre droit d'y vivre librement. Pour ca, nous n'avons pas besoin de devenir les meilleurs amis du monde."

A'tarriq tawiil
La route est encore longue...
(retour au menu)


L'ombre de Haïder plane sur l'Allemagne

par François Messier

L'échiquier politique allemand est secoué par une crise sans précédent. Le scandale des caisses noires de la CDU et le débat sur le sort réservé à Jorg Haïder pourraient se révéler propices à une fragmentation de la droite allemande.

Un sondage effectué à la mi-février par l'hebdomadaire allemand Die Woche n'est guère rassurant à propos de l'état de l'électorat allemand. Plus de 30 % des Allemands affirment être prêts à voter pour un parti semblable à celui de Jorg Haïder. Cette proportion grimpe à 44 % dans les nouveaux Länder (États). Le sondage révèle par ailleurs qu'un électeur sur deux estime que les étrangers émigrent en Allemagne d'abord pour bénéficier des généreux programmes sociaux. Enfin, un allemand sur cinq estime, à l'instar de Haïder, que les gens aux convictions nazies après la reddition étaient des gens de " caractère ".

À plusieurs égards, les partis allemands d'extrême-droite bénéficient effectivement d'un regain de popularité. Outre les divers groupuscules néo-nazis qui foisonnent toujours, trois partis se répartissent plus de 50 000 adhérents et plusieurs centaines de milliers électeurs. Le parti à tendance xénophobe Republikaner vient de lancer une campagne de Solidarité avec l'Autriche. Son chef, Rolf Schlierer, fait aujourd'hui campagne pour que les Allemands passent leurs vacances en Carinthie, le Lander où Haïder est gouverneur... Selon Schlierer, le membership de son parti est en hausse depuis le début du scandale Kohl. L'autre parti se réclamant carrément de l'idéologie nazie, le Deuschte Volksunion (DVU), mené par le millionaire Gerhard Frey, est entré au parlement du Lander de Basse-Saxe en 1998.

Grâce à l'argent de son chef, le multimillionaire Gerhard Frey, la DVU a récolté 13% de l'électorat. Les affiches du parti, clamant " Du travail pour les Allemands d'abord " ont visiblement fait mouche dans ce Lander de l'ex-Allemagne de l'Est, où le taux de chômage est le double de la moyenne nationale. Les thèmes anti-immigration, arrosés d'une bonne dose d'eurosceptiscisme, ont tôt fait de canaliser le vote protestataire, particulièrement chez les moins de trente ans.

Depuis sa création en 1983, la DVU a décroché de nombreux mandats électoraux. Déjà représentés aux parlements régionaux de Brême et de Schleswig-Holstein, il a récolté 15 des 146 sièges au parlement de Badem-Wurttemberg, en 1992, grâce à un très fort appui dans les riches banlieues de Stuttgart. Le parti dispose aussi d'un journal, certes marginal, le Nationale Zeitung.

Appelé à commenter le sondage de Die Woche, Wolf Wagner, un professeur de l'Université Erfurt, estimait qu'un électeur allemand sur cinq présente des tendances antisémites. Pour l'heure, la DVU n'a jamais franchit la barre des 5% d'électeurs nécessaires pour entrer au Bundestag, la chambre basse du parlement fédéral. Mais lors des dernières élections au Parlement européen, propices aux mouvements de contestation, les Allemands ont rejeté majoritairement leur appui sur d'autres partis que les deux grands, le parti social-démocrate (SPD) et le parti démocrate-chrétien (CDU). Une première depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale.

Tensions exacerbées à droite
La scandale Kohl et d'autres mini-scandales impliquant plusieurs politiciens du SPD ne changeront pas l'humeur de l'électorat allemand. Le scandale des caisses noires entretenues par la CDU ne semble pas sur le point de se terminer. Personne ne connaît encore les mystérieux donateurs aux caisses occultes du parti d'Helmut Kohl. Deux enquêtes, l'une parlementaire, l'autre judiciaire, tentent toujours d'éclaircir le mystère.

La CDU, très populaire dans les sondages avant le scandale de cet automne, ne cesse de piquer du nez. La démission récente du successeur de Kohl, Wolfgang Schaüble, vient donc d'ouvrir la voie à une plus grande influence du parti siamois de la CDU, l'Union sociale et chrétienne (CSU). La CSU est fortement ancrée en Bavière, où vivent 1,5 millions de Sudètes. Expulsés manu militari de la Tchécoslovaquie à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, les Sudètes prêtent attentivement l'oreille aux propos de Jorg Haïder. Le controversé gouverneur de Carinthie a déclaré à la télévision allemande, le mois dernier, que les Sudètes devraient être compensés pour cette expulsion brutale.

Il n'est donc pas surprenant que le leader de la CSU, Edmond Stoïber, s'affranchisse de la position ferme défendue par le chancelier allemand à l'égard de Haïder. Stoïber prétend aujourd'hui que la position de l'Allemagne est " une insulte au peuple autrichien ". Les Sudètes parmi ses électeurs apprécient certainement. Dans la foulée du scandale Kohl, la droite se cherche un leader. La droite française, par exemple, se remet tant bien que mal d'un houleux débat sur la conduite à adopter à l'égard du Front national (FN). Mené par Jean-Marie LePen, xénophobe notoire, le FN ne cesse de diviser le vote de droite depuis des années.

S'il y a lieu d'observer la situation, il est néanmoins trop tôt pour céder à la panique. Les élections régionales en Schleswig-Holstein, la semaine dernière, ont démontré que la débâcle annoncée de la CDU n'était pas dans les cartes. Bien que défaits, les chrétiens-démocrates de Volker Rüehe, candidat attendu à la direction de la CDU, en avril prochain, ont récolté 35 % des voix. On leur en prédisait pratiquement la moitié.

De plus, le système politique allemand ne souffre pas de la même sclérose que son frère autrichien, où deux partis se partagent jalousement le pouvoir depuis 55 ans. L'échiquier politique allemand regorge de partis pouvant canaliser les votes d'éventuels électeurs mécontents ou désillusionés des partis traditionnels. Les Verts sont actuellement partenaires du gouvernement social-démocate, et les libéraux (FDP) ont longtemps été associés aux deux grands partis allemands.

Il demeure que l'inquiétude à propos de l'extrême-droite en Allemagne s'est emparée la semaine dernière du chancelier allemand, Gerhard Schroeder. Lors d'un point de presse, le chancelier a déclaré que l'influence grandissante de la CSU doit être freinée, à défaut de quoi la droite allemande se retrancherait à droite " d'une manière inacceptable pour les Allemands ". Au sortir des élections en Schleswig-Holstein, il appert que le système politique allemande tient toujours le coup. Mais la crise se perpétue. Et quand l'Allemagne s'enrhume, c'est toute l'Europe qui éternue.
(retour au menu)


TCHAD
LA CHASSE AUX DICTATEURS EST OUVERTE

par François Messier

Le général Pinochet n'a pas été jugé par le juge espagnol Balthazar Garçòn. Mais la jurisprudence reste établie. Le règne de l'impunité tire à sa fin. Le deuxième acte se déroule au Sénégal. L'accusé est Hissène Habré, chef d'État du Tchad de 1982 à 1990; le juge s'appelle Demba Kandji. Hissène Habré a été inculpé, début février, à Dakar, pour complicité d'actes de torture au cours de son règne.

Les délits de crime contre l'humanité et de barbarie, également invoqués par les plaignants, des ressortissants tchadiens, n'ont pas été retenus contre lui. Hissène Habré nie tout en bloc; assigné à résidence, il prépare actuellement sa défense. Le juge Kandji a aussi ouvert une information judiciaire contre X " pour disparitions, crimes contre l'humanité et actes de barbarie ". Si Hissène Habré n'est pas nommément mis en cause, du moins pour l'instant, cette procédure permettra au juge Kandji d'élargir son champ d'action, de reconstituer le système de répression de Habré et d'établir ainsi la chaîne des complicités.

L'ampleur exacte des exactions commises sous le régime d'Hissène Habré reste inconnue. Une commission d'enquête établie par le colonel Idriss Deby, successeur de Habré au pouvoir à Ndjamena depuis décembre 1990, a conclu qu'au moins 40 000 personnes avaient été exécutées sommairement ou étaient mortes en détention lors de son règne. Plus de 200 000 autres auraient été torturées. Le Tchad compte 7 millions d'habitants.

Un juge, quelques ONG, des preuves
L'affaire Pinochet a donc bel et bien ouvert une brèche dans le mur d'impunité dont bénéficiait, jusqu'ici, les dictateurs et autres tortionnaires de ce monde. Dorénavant, il appert que les tribunaux de n'importe quel pays peuvent poursuivre n'importe quel dirigeant, à la retraite ou en exercice, en vertu des conventions internationales. À l'instar de Balthazar Garcòn, les juges qui auront le courage de le faire deviendront de grands défenseurs des droits de l'homme.

Les organisations non-gouvernementales (ONG) deviennent aussi des acteurs de plus en plus importants de cette nouvelle ère de justice. Les tchadiens dépositaires de la plainte sont venus de leur pays grâce à une coalition de huit organisations internationales des droits de l'homme (deux tchadiennes, deux sénégalaises, deux françaises, une britannique, une américaine).

Pour ces ONG, la chasse aux dictateurs ne fait que commencer. Déjà, en novembre 1998, des recours pour crimes contre l'humanité avaient été déposés, en France et en Belgique, contre le chef d'État congolais, Laurent Désiré Kabila. Mais ces requêtes sont mortes au feuilleton.

Mais au-delà des juges et des organisation humanitaires, il reste les États. Le Sénégal, qui préférait jusqu'alors faire passer le droit d'asile avant la convention d'extradition signée avec le Tchad vient de changer de camp. Le Sénégal est l'un des rares pays à avoir d'ores et déjà ratifié le traité instituant une Cour pénale internationale (CPI). La convention de Rome, qui a institué, en 1998, cette éventuelle CPI, prévoit d'ailleurs la possibilité de juger un chef d'État en fonction. Mais ce tribunal ne verra formellement le jour qu'après ratification de soixante États. Pour l'heure, plusieurs grands pays s'y opposent. Car derrière les différents dictateurs de notre monde, on trouve, le plus souvent, la complicité de ces pays reconnus comme de grands berceaux de la démocratie. Habré est certes responsable des crimes commis sous son règne, mais il n'en demeure pas moins que les outils de répression lui ont été fournis par d'autres. Des millions de dollars en équipement militaire lui ont été fournis par la France et les États-Unis, qui percevaient Habré comme un rempart contre les ambitions du général lybien Mouhamar Kadhafi.

L'initiative sénégalaise mérite d'être suivie avec attention. Et espérons qu'elle serve d'exemple. Car pour un dictateur jugé, il en reste des dizaines en liberté. La France, grande championne des droits de l'homme, abrite entre autres le dictateur haïtien Jean-Claude Duvalier. Qui donc a dit que l'Occident n'avait rien à apprendre de l'Afrique ?
(retour au menu)


DE L'INDÉCENCE AMÉRICAINE

par Patricia Loison-Jamet

École primaire de Buell, dans le Michigan, mardi 28 février. Un garçon de six ans sort une arme chargée. Il la pointe sur son voisin. Il se retourne et tire finalement sur une petite fille. Kayla Rollands, six ans également, meurt une demi-heure plus tard, de ses blessures à la poitrine. La police dira sans ironie qu'elle a réussi à maîtriser le meurtrier, réfugié dans les toilettes. Le lendemain, en Pennsylvanie, un homme met le feu à son appartement. Sort de chez lui pour vider son arme sur des clients attablés dans les fast-food de Wilkinsburg. Une femme raconte que l'homme est entré chez elle avant la fusillade. " Je ne ferais pas de mal aux Noirs, je ne tuerai que les Blancs.

Quelques mois plus tôt encore. Une autre violence suintait. Sur les plateaux des émissions de télévision les plus respectées, spécialistes es-psychologie, es-sexologie et es-politiques débattaient sérieusement du caractère sexuel -ou non- des caresses buccales présidentielles de Monica Lewinski. Le tout sous le sourire matois d'un procureur dit indépendant. Cependant, et alors qu'au royaume de l'absurde américain, Bill Clinton se contorsionne pour que les armuriers daignent sécuriser leurs production afin que les enfant ne se tuent plus en jouant avec, cependant donc, le président américain a décrété sans rougir en débarquant au Cachemire qu'il posait le pied dans la région la plus dangereuse du monde.

C'est vrai que pour cet homme d'état, il y a de quoi trembler : ici, au moins, la guerre est ouverte. Et au moment de son arrivée dans la région, les séparatistes cachemiris se rappelaient au souvenir de la planète en massacrant des villageois sikhs dans un village. L'Inde et le Pakistan se dispute le Cachemire depuis cinquante ans. Mais le conflit est cirsconsrit aux montagnes. Aucun enfant pakistanais ou indien n'a encore été volé la kalachnikov de son père pour arroser ses camarades d'école. Le président indien n'a, aux dernières nouvelles, aucune stagiaire dans son placard. Mais bien sûr, Bill Clinton ne pense ni à ses petits concitoyens morts par balle, ni au cirque Lewinski quand il accuse la dyade Inde-Pakistan d'être la plus dangereuse du monde. Non, Bill Clinton pense "nucléaire. Rappelle les essais atomiques indiens de l'été 1998, suivi de ceux du Pakistan. Les experts du monde entier avaient alors appelé à l'indignation internationale. Et mis le monde en garde. En cas de conflit aggravé au Cachemire, la guerre entre New-Delhi et Islamabad pourrait virer à la catastrophe...

La guerre au Cachemire a repris, les militaires pakistanais ont repris le pouvoir, et pourtant l'apocalypse nucléaire indo-pakistanais dort encore. L'Occident est-il sous somnifère ou les oeillères américaines dont il s'est affublées sont-elles inamovibles? Nous devrions trembler parce que l'Inde et le Pakistans ont des puissances nucléaires? Mais la première puissance nucléaire, ce sont les Etats-Unis! Qui cultivent volontairement l'ambiguité sur le recours -ou non- à l'arme atomique en cas d'attaque anti-américaine et considèrent dans leur doctrine militaire que leur arsenal nucléaire est le pilier de leur force de dissuasion. Là, personne ne tremble...Et l'on relaie consciencieusement les conseils de bonne conduite de Bill Clinton en matière de nucléaire à l'attention de ses hôtes du sous-continent indien : en premier lieu, New-Delhi est priée de signer le CTBT, le traité d'interdiction nucléaire.

Une telle audace américaine appelle le proverbe français suivant: l'hôpital se fout de la charité. Hier, lors de cette injonction, personne n'a bousculé le président américain et c'est lui qui a eu la décence de corriger le tir. L'Inde doit signer le CTBT,...mais c'est vrai, les Etats-Unis n'ont pas ratifié ce traité...a-t-il reconnu. Et selon Brahma Chellaney, chercheur au Center for policy research de New Delhi : " Depuis la fin de la guerre froide, les Etats-Unis parlent du nouvel agenda pour le désarmement. Il s'agit essentiellement de la maîtrise des armements et de la non-prolifération. Le désarmement est souvent présenté comme ayant les mêmes implications que la non-prolifération, mais en réalité, il ne fait que renforcer la prééminence des grands. Les évolutions auxquelles nous avons assisté depuis la fin de la guerre froide ont démontré comment le désarmement tend, en fait, à entretenir la dissuasion par les armes nucléaires et non à l'affaiblir ni à convaincre de la possibilité de s'en dispenser. "

L'Inde aurait pu s'engouffrer dans la brèche. Mais elle se doit d'être plus diplomatiquement correcte que les journalistes en colère...Le premier ministre Vajpayee a donc promis verbalement que l'Inde ne ferait plus d'essais nucléaires et ne se livrerait pas à une course aux armements atomiques. Reste que pour lui, les deux plus grandes démocraties du monde doivent discuter d'égal à égal. Avant d'aller visiter le Taj Mahal, Bill Clinton a repris son couplet : " L'Inde a un rôle de leader en matière de non-prolifération nucléaire, sa politique en la matière a forcément des conséquences au-delà de ses frontières en érodant les obstacles contre la menace des armes nucléaires, en décourageant les pays qui ont choisi de ne pas avoir de telles armes et en encourageant d'autres pays à garder leurs options ouvertes". Ses interlocuteurs ont eu la politesse de ne pas lui faire remarquer que ses propos calquaient pile avec l'attitude officieuse des Etats-Unis en matière de non-prolifération. Se drapant dans le cas indo-pakistanais pour s'en faire le chantre. La foulant au pied quand il s'agit de l'arsenal nucléaire israélien jamais dénoncé ou quand, au mépris du Canada et de la Russie, Washington s'apprête à violer le traité ABM et à déployer à terme un théâtre de défense anti-missiles...

Bien sûr, le trait est un peu forcé. Bien sûr, derrière ces gesticulations de discours, les USA et l'Inde sont là pour faire des affaires. New Delhi ne refusera pas les capitaux américains et Washington lorgne sur ce marché qui se mesure presque en milliards de consommateurs. Reste que l'arrogance américaine qui se débarasse au fur et à mesure du temps de ses oripeaux diplomatiques finit par friser l'indécence. Que sa règle du " deux poids, deux mesures, finit par la décrédibiliser et que sa tendance à s'ériger en modèle, juchée sur sa propre violence endémique, commence à faire bouillir... Certes Clinton part bientôt à la retraite et son équipe ne s'embarasse peut-être plus des subtilités de la politique étrangère. Mais son successeur aura tout intérêt à s'y replonger, le tout conjugué à une nécessaire auto-critique du malaise intérieur américain. Sans quoi la vacuité de la vanité américaine finira par être démasquée...
(retour au menu)



Les USA et la peine de mort

Patricia Loison-Jamet

Odell Barnes a eu encore moins de chance que les autres. L'examen de sa demande de clémence intervenait en pleine campagne des primaires du gouverneur texan George Bush Junior. Un contexte sans appel, en dépit de la campagne en faveur d'Odell Barnes menée en France. Mais même les appels à la clémence de Lionel Jospin ont éte ignorés par une Amérique confortablement installée sur son droit légal de tuer.

Malgré donc une contre-enquête concluant à son innocence, Odell Barnes, accusé de viol et de meurtre, a été exécuté mercredi 1er mars par injection léthale. Odell Barnes, 31 ans devient donc le 121e condamné à mort exécuté au Texas. Dix personnes y ont reçu des injections mortelles depuis le début de cette année 2000. Ce qui n'empêche aucunement George Bush Junior de faire campagne le coeur léger pour l'élection présidentielle américaine. Pourtant, ce candidat républicain qui veut devenir président, est le premier tueur légal de tous les Etats-Unis. Depuis le rétablissement de la peine capitale dans ce pays en 1976, le Texas a exécuté 206 personnes. Dont 119 depuis que George W. Bush est devenu gouverneur en 1995. Un record. Et pourtant, en doutiez-vous, George W. Bush a le cœur tendre. En 1998, les vingt minutes qui se sont écoulées entre le moment où la condamnée à mort Carla Faye Tucker est entrée dans la pièce où sa vie allait finir et le moment où le médecin de la prison a constaté sa mort par injection léthale, ont été, confie le gouverneur du Texas, les plus longues minutes de sa vie. D'autant, appuie-t-il, qu'il avait subi énormément de pression sur ce dossier-là, notamment de la part de sa fille. Pauvre papa Bush.

Ces confidences à la presse nord-américaine ont versées au dossier du candidat George Bush Junior alors que le Texas venait d'exécuter la semaine dernière la deuxième femme depuis le rétablissement de la peine capitale : Betty Lou Reets. Une grand-mère de 62 ans accusée d'avoir tué au moins deux de ses cinq maris. Coupable sans doute. Victime aussi. Femme battue, enfant violée. Des arguments que la justice texane n'a pas daigné prendre en considération. Et George W. Bush ? Son cœur s'est-il à nouveau serré pour la pauvre Betty Lou? A-t-il seulement écouté l'appel qu'elle lui a lancé lors d'une interview à ABC, depuis sa cellule : " Monsieur Bush, je vous en supplie, laissez-moi la vie! " Mais justement, s'échine-t-on à vous rappeler sur le site du gouverneur du Texas : ce n'est pas parce qu'il ne veut pas que George Bush ne fait pas cadeau de la vie de temps en temps aux locataires des couloirs de la mort… c'est parce qu'il ne peut pas. Le gouverneur ne peut se faire sauveur que si la Commission des Grâces accorde son pardon et soumet la requête en grâce au patron de l'État. 

Mais " W " se cache derrière son petit doigt : c'est lui qui nomme tous les membres de la Commission des Grâces. Et tous sont partisans de la peine de mort. Comme lui. Car si Bush le fils avait eu, une seule fois, une once de volonté dans ce sens, il pouvait toujours décrocher son téléphone et retarder l'exécution de 30 jours. Mais "W " ne prend pas de risques. Et de toutes façons, il ne risque pas grand-chose. Le sort de Betty Lou Reed ou d' Odell Barnes - accusé, à tort selon ses nombreux comités de soutien en Europe, du meurtre d'une infirmière- remue plus les foules en France notamment qu'en Amérique du Nord.

Le voyage de Jack Lang en faveur d'Odell Barnes est tombé à plat en pleine course aux primaires. Depuis lontemps de toutes façons, le gouverneur Bush ne répond même plus aux lettres de l'ancien garde des Sceaux français Robert Badinter demandant la grâce d'Odell Barnes. Pris par sa campagne, George W. Bush avait confié à son vice-gouverneur le soin d'examiner la demande en sursis d'Odell Barnes présenté par ses avocats. Même les sites internet américains dévoués à la lutte contre la peine de mort le reconnaissent eux-mêmes : la majorité des Américains restent en faveur de la peine capitale. Le pourcentage baisse un petit peu si les sondés ont la possibilité virtuelle de choisir entre l'exécution et des peines d'emprisonnement à vie vraiment appliquées, sans libération sur parole possible. La campagne des primaires glissent sur l'exécution de Betty Lou Reets comme sur un énième jalon de la course à la présidentielle. Les défenseurs du sort de Betty Lou Reets affirment que des milliers de personnes ont téléphoné au bureau du gouverneur jusqu'au dernier moment. Mais le gouverneur était aux abonnés absents. Et les journalistes, massés dans son sillage, brillaient aussi par leur éloignement. Pas ce caméras braquées devant les murs de la prison de Huntsville comme lors de la mort de Carla Fay Tucker. La mort dans la presqu' indifférence médiatique. La peine de mort qui n'est même plus un sujet de débat dans une campagne qui regarde ailleurs.

On sentait pourtant un frémissement de conscience ces derniers jours. Avec l'enquête de journalistes du Chicago Tribune révélant le nombre de condamnés à morts exécutés alors qu'ensuite, l'erreur judiciaire est avérée. Atterré, le gouverneur de l'Illinois, a décrété un moratoire sur les condamnations à mort. Ou avec les discussions de salon sur la comparaison de l'efficacité respective de l'injection létale ou de la chaise électrique. Mais n'espérez pas que quiconque outre Atlantique ose lancer un débat aussi banal que…le bien-fondé ou l'efficacité de la peine capitale? N'y aura-t-il donc pas un journaliste américain pour la poser cette question bête : demander à George W-Bush s'il est fier de gouverner l'état où l'on tue le plus légalement, où les exécutions galopent en tête de toutes les statistiques des États-Unis depuis son accession au pouvoir, où l'on a allongé le plus de femmes sur le divan fatal?

Si George W- Bush est pour, si les Républicains sont pour, si les Américains sont pour, où est le tabou? Vive la peine de mort aux États-Unis. Qu'ils le disent clairement. Que la dernière démocratie à pratiquer la peine de monde sur la planète assume. Que l'aéropage de jeunes conseillers de " W " vante donc l'efficacité judiciaire de celui qui sera peut-être le prochain président américain. Que partout l'on envie la sécurité dans laquelle doivent vivre les citoyens de "W " à l'ombre des murs de Huntsville. Que son équipe de campagne rivalise avec le Straight Talk Express de John McCain et organise des voyages de presse à la prison de Huntsville. Avec en prologue un arrêt au musée de la prison de où des retraitées vous expliquent les subtilités de la chaise électrique.… Rien de tout cela encore, et heureusement. Ployant sous sa prison des morts-vivants, Huntsville assume comme elle peut sa célébrité… Les autres - la grande majorité qui a la chance de vivre ailleurs - préfèrent cultiver un tabou flou, poli sur cette réalité : les Etats-Unis sont la démocratie la plus broyeuse de vies humaines. La dernière démocratie occidentale à recourir à la peine de mort. Pour qui tient cependant à entrer dans ce monde glaçant, il faut croire sur parole la journaliste du Monde qui vous affirme qu'on peut trouver sur internet le dernier des repas des condamnés à mort. Et constater qu'effectivement toutes ces données sont méticuleusement consignées par l'administration de chaque état. On y lit sur son écran que Betty Lou n'a rien mangé le soir de son exécution et qu'elle invoque la miséricorde de Dieu dans sa dernière déclaration. "Avez-vous quelque chose à déclarer ? ", demande immuablement l'exécutant. Certains ne répondent rien et ont fait le choix inverse de Betty Lou, préférant un festin de roi. Double-cheese burgers, profusion de tartes, dizaines de tranches de bacon. Des comptes-rendus qui tétanisent, qui résonnent encore alors que les condamnés sont morts, mais qui donnent un peu de chair à ce débat que les politiciens américains ont beau jeu d'intellectualiser. Non le cœur de George Bush Junior n'est pas tendre. Ses épanchements sur Carla Faye Tucker relevaient sans doute du médiatiquement correct. Lui-même a affirmé que la culpabilité de chaque exécuté au Texas ne faisait aucun doute. Il y a eu 119 condamnés exécutés depuis son élection. Cela fait donc 119 certitudes. Cela fait beaucoup de certitudes. Et cela est sans doute faux selon ses opposants. Trois cas posent sérieusement la question de l'erreur judiciaire. Et Odell Barnes en faisait partie. Dans sa dernière déclaration, il a redit son innocence. Et exhorté ses sympathisants à poursuivre leur combat contre la peine de mort.
(retour au menu)


L'Ex-Yougoslavie ou la malédiction des ponts

par Patricia Loison - Jamet

Le week-end dernier, deux soldats français ont été blessés par des tireurs embusqués à Mitrovica, ville-bastion des derniers Serbes du Kosovo, au nord de la province. Ce sont les plus graves affrontements depuis le déploiement de la KFOR. Et ils ont lieu dans la dernière ville divisée du Kosovo, avec ses quartiers serbes face aux quartiers musulmans. Des quartiers encore reliés par un pont qui cristallise toutes les tensions.

Les ponts sont tristement célèbres en ex-Yougoslavie. Ils symbolisent tellement ce que les extrémistes combattent à tout prix - la marche vers l'ailleurs, vers l'autre- que ces derniers en font une cible de choix : hier, au début de la guerre en Bosnie, le pont de Mostar éventré sur la rivière Neretva, cassé par les obus serbes. Aujourd'hui le pont d'Ibar, à Mitrovica, dans le nord du Kosovo.

" Ce n'est pas le seul pont ni la seule division dans les Balkans, disait le prédécesseur de Bernard Kouchner au Kosovo à propos de ce pont Ibar, ce n'est pas l'idéal, mais je pense que c'est temporaire ". Mauvais diagnostic. La blessure du pont dure, suppure et gangrène toute la ville. Au nord du pont : les quartiers serbes de Mitrovica, adossés, appuyés, agrippés, à la frontière avec la Serbie de Milosevic. Une frontière qu'ils aimeraient bien étirer jusqu'au pont Ibar. A l'orée du pont, un café qui continue de s'appeler " Dolce Vita ", et sur la terrasse, des miliciens serbes en armes qui montent la garde. Au sud du pont Ibar, les Albanais, majoritaires dans la ville. D'abord galvanisés par la victoire de l'Otan mais pourtant, aujourd'hui, toujours citoyens de seconde zone, cantonnés dans l'appartheid géographique où les avait murés le pouvoir serbe. Appartheïd géographique, ghetto, oui. Mais aussi appartheïd administratif, public.

L'hôpital de Mitrovica est dans le quartier serbe. Quand les soldats de la KFOR se sont déployés à Mitrovica en juin dernier, des Serbes et des Albanais ont tenté d'y travailler ensemble. Puis les médecins et infirmières serbes ont écarté leurs collègues albanais de toute pratique médicale. Les soldats français ont dû finir par évacuer le personnel albanais. Les uns ou les autres doivent finir par partir, c'est l'épilogue - écrit par les Serbes et le détachement français de la KFOR- de l'affaire de l'hôpital.

La France s'empêtre à Mitrovica : ses soldats ne sont plus seulement critiqués et indifféremment accusés parles deux partis d'être dans l'autre camp. Désormais, ils sont des cibles de choix. Bien repérables dans leurs uniformes, ils attirent les balles des snipers. Et l'ombre de Sarajevo de s'étendre sur Mitrovica. Sarajevo où des casques bleus au mandat flou tentaient tant bien que mal de complaire aux Serbes et aux Musulmans. Soldats -pions de la cause perdue de la multiethnicité yougoslave. Multiethnicité des snipers, oui. Et cela à Sarajevo comme à Mitrovica. Laquelle revendique d'ailleurs sa filiation avec la ville aînée en baptisant la seule enclave albanaise dans ses quartiers serbes : " Petite Bosnie ".

Après Sarajevo justement, des militaires aux hauts fonctionnaires de l'ONU, des journalistes aux spécialistes, tous avaient glosé sur l'imprécision du mandat des troupes internationales et ses conséquences sur le bourbier bosniaque. Cinq ans plus tard, l'ONU et les pays qui fournissent des troupes à la force internationale déployée au Kosovo - France, Grande-Bretagne, Italie, États-Unis etc- octroient pourtant sans complexe le mandat suivant aux troupes de la Minuk : "développer une autonomie subsantielle de la province du Kosovo en attendant que le statut futur de la province ne soit fixé".

Mais comment développer une autonomie, substantielle ou non, tant que le statut n'est pas défini? Ce vide juridique réjouit les Serbes qui tentent de faire entériner la division de Mitrovica pour jouer du fait accompli avant que le statut du Kosovo ne soit choisi. Et il pousse les Albanais à la provocation, à l'affrontement pour en découdre avec des troupes étrangères qui à leurs yeux entérinent la division de leur ville, créant un dangereux précédent avant des négociations sur le statut final du Kosovo.

Il était courageux et sans doute humanitairement légitime d'intervenir au Kosovo, il l'eût été plus encore de se mettre d'accord sur un avenir clair pour la province serbe, sans quoi les germes de la guerre ne seront que momentanément écrasés sous les bottes de la Minuk. C'est malheureusement ce que nous revivons aujourd'hui à Mitrovica. Ce n'est pas la faute de la fatalité. Cela relève de l'irresponsabilité de la communauté internationale. Le gouverneur Kouchner affirme que sa priorité c'est de ne pas faire, après la victoire de l'Otan, de l'épuration ethnique à l'envers au Kosovo : c'est-à-dire privilégier les Albanais et provoquer l'exode des Serbes, exode par ailleurs déjà effectif, les derniers Serbes de la province -100 000 personnes- vivant retranchés à …Mitrovica, derrière le pont. Ce maintien à tout prix du statut quo à Mitrovica risque donc de ramener le Kosovo au plus fort des tensions d'avant la guerre. Au risque de se demander à quoi aura servi la paix de l'Onu.(retour au menu)